14.11.23

Fatema Mernissi - Le Harem et l’Occident


Elle découvre alors que pour les hommes occidentaux, nourris des peintures de Delacroix, Ingres, Matisse et Picasso, le mot renvoie à un pur fantasme : celui d’un paradis sexuel peuplé de captives disponibles, alanguies et perpétuellement nues (« les musulmans semblent éprouvent un sentiment de puissance virile à voiler leurs femmes, et les Occidentaux à les dévoiler », observe-t-elle insolemment). Le harem leur évoque en fait un univers très similaire à celui des maisons closes peintes par Toulouse Lautrec et Degas. Elle est stupéfaite : comment peuvent-ils croire sérieusement que des femmes enfermées acceptent leur sort de bonne grâce ? Cette réalité du non-consentement féminin, sa propre tradition culturelle ne l’occulte jamais, dit-elle, que ce soit dans les grands récits littéraires ou dans la peinture : on y sent toujours planer la menace d’une révolte possible, et la situation du maître est tout sauf confortable. Les miniatures des artistes musulmans, de surcroît, montrent toujours les femmes des harems très habillées et très actives : montant à cheval, tirant à l’arc…

(…) Pour elle, la séduction ne peut se réduire au langage du corps, ni faire l’économie d’une « communication intense ». « Que peut donc être un orgasme partagé, pensais-je, dans une culture où les pouvoirs de séduction de la femme ne comptent pas celui de l’esprit ? » Il s’agit là d’une tradition qui lui est complètement étrangère : « Dans le harem musulman, l’échange est, au contraire, indispensable à la jouissance partagée. » Les califes exigeaient en effet de leurs esclaves féminines une intelligence, des connaissances et des talents oratoires, comme l’esprit de répartie, qui était loin de réduire au petit vernis d’éducation nécessaire à donner le change dans les conversations mondaines. (…) « N’est-il pas étrange, interroge Fatema Mernissi que, dans l’Orient médiéval, des despotes comme Haroun al-Rachid, recherchaient des esclaves érudites tandis que, dans l’Europe des lumières, des philosophes tels que Kant rêvaient de femmes incultes ? »

(…) Une idée germe alors dans son esprit : « Se pourrait-il qu’en Orient la violence imposée aux femmes vienne de ce qu’on leur reconnaît la faculté de penser et donc d’être des égales, et qu’en Occident les choses aient l’air plus cool parce que le théâtre du pouvoir gère la confusion entre masculinité et intelligence ? » Elle va plus loin : en Orient, l’enfermement est spatial, alors que, en Occident, il est immatériel et se fait dans l’image d’elles-mêmes qu’on impose aux femmes ; en somme, les femmes y sont enfermées dans le regard des hommes.



Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.286-288