23.6.22

21.6.22

20.6.22

17.6.22

Rien ne résistera à cette convergence, à cette grande marche des fiertés, à cette vague migratoire d’un genre nouveau, aussi fluide que bigarré, aussi déviant que radical. Mon héritage est là aussi, dans la certitude que l’infraction doit primer sur la norme, dans la conviction qu’il ne peut y avoir de vie qu’irrégulière et de beauté que monstrueuse. Je suis née pour abolir l’ancien testament, qui a toujours légué le monde à ceux qui avaient déjà tout, reconduisant éternellement les mêmes dynasties dans leurs privilèges exorbitants. La guerre des trônes n’a pas eu lieu, elle n’a été qu’un simulacre, un jeu de chaises musicales, un échange de bons procédés entre nantis, qui excluait toujours les forçats de la faim, les captifs, les vaincus — et bien d’autres encore.


Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

Hors de question que je vive comme tout le monde et que je consacre l’essentiel de mon temps à me remplir de nourritures industrielles, images ineptes et musiques dépourvues d’âme. On se résigne toujours trop vite à être une poubelle. Ça m’a amusée quelques mois, le temps de comprendre de quoi il retournait et de quoi était faite la vie des autres, mais ça aussi c’est terminé. J’ai reçu l’amour en héritage, et avec lui, le devoir d’en divulguer la bonne nouvelle, comme une traînée de poudre incandescente dans une société qui ne veut pas d’amour et encore moins d’incandescence, une société qui préfère être une décharge à ciel ouvert, un gigantesque établissement d’hébergement pour personnes malheureuses et cruellement dépendantes de ce qui les tue.


Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

13.6.22

11.6.22

Au moment où je m’apprête à quitter son bureau, Mme Torretti me cloue sur le seuil avec une dernière question perfide :

- Farah, au fait : vous êtes une fille ou un garçon ? Parce que si j’en crois l’état-civil, vous êtes une fille, mais bon, à vous voir, ce n’est pas si clair...

Crétine. Je suis ce que tu ne t’autoriseras jamais à être : une fille aux muscles d’acier, un garçon qui n’a pas peur de sa fragilité, une chimère dotée d’ovaires et de testicules d’opérette, une entité inassignable, un esprit libre, un être humain intact.


Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

8.6.22

Je suis la preuve vivante que si on laisse les enfants faire et trouver eux-mêmes ce qui leur semble bon, les programmations anatomiques échouent ou bifurquent, l’anarchie s’étend aux organes, et là, bingo, vous n’êtes plus ni go ni gars, mais quelqu’un dans mon genre, c’est-à-dire aucun. Pour avoir un peu réfléchi, je crois pouvoir dire que le troisième sexe est l’avenir de l’homme. Au lieu de crier haro sur des communautés comme Liberty House, on ferait mieux de les déclarer d’utilité publique et les considérer comme les incubateurs de l’Eve future, celle qui mettra fin à six mille ans de patriarcat, de guerre et de tragédie, parce qu’elle sera queer et forcément trans.


Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

-  La féminité, c’est l’hyperconscience d’être pénétrable.

-  Mais les mecs aussi sont pénétrables. C’est pas parce qu’ils ont un trou de moins...

-  Un trou de moins, c’est pas rien ! Et puis le vagin, c’est pas n’importe quel trou, excuse-moi, mais tu peux pas comparer avec l’anus ou la bouche.

-  Ah bon ? Mais en quoi c’est pas comparable ?

-  C’est mieux lubrifié : c’est hyper-facile de s’y introduire.

-  Mieux lubrifié que la bouche ? Ah, ah, laisse-moi rire !

-  O.K., la bouche, c’est mouillé et tout, mais si un keum essaie d’y fourrer sa queue, tu peux la mordre.

Bon, si j’ai bien suivi, le problème du vagin, c’est qu’il y a trop de cyprine et pas assez de dents.

Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

5.6.22

Peut-être que quand les femmes jurent qu’elles n’ont aucun désir d’être réellement soumises, torturées ou violées, qu’elles tiennent à leur intégrité physique et psychique, qu’elles sont par ailleurs indépendantes, féministes, etc., on pourrait… les croire. Peut-être que nous pourrions nous croire nous-mêmes. 


Puisqu’ils prennent forme dans des moments où nous cherchons à atteindre un bien-être maximal, on peut penser que nos fantasmes visent à aplanir toutes les difficultés qui se posent à nous, par tous les moyens possibles. Et s’ils incorporaient des éléments masochistes non pas comme un poison qui s’y infiltrerait malgré nous, mais comme un contre-poison ? Ils sont d’une grande plasticité, ils apparaissent en un claquement de doigts et disparaissent tout aussi vite s’ils ne nous satisfont pas ; ils sont pragmatiques, ils font feu de tout bois. On peut supposer qu’ils mêlent toute sorte d’éléments hétérogènes qui se fondent les uns aux autres : certains empruntés à des situations que nous aimerions réellement vivre, les stratagèmes qui autorisent la libération de nos désirs dont parle Nancy Friday, et d’autres encore qui relèvent de la conjuration ou de la réparation.


Chaque jour, en effet, même la moins féministe des femmes doit dépenser une énergie considérable, consciemment ou non, à se défendre contre la domination masculine, à composer avec elle et/ou à lutter contre elle — ne serait-ce qu’en étant vigilante quand elle marche seule la rue dans la nuit, par exemple, et dans toutes sortes d’autres circonstances. On peut présumer que c’est exténuant. Et que cela crée une tension qui, de temps en temps, nécessite une résolution. 


Par moments, que nous soyons des féministes convaincues ou que nous rejetions ce mot, peut-être que nous avons besoin de devenir en pensée de mignonnes petites truies qui se roulent dans la fange de la domination masculine, parce que c’est trop épuisant, tout le reste du temps, d’essayer d’éviter ses éclaboussures. Le fantasme d’être soumise à un ou plusieurs hommes, l’acceptation et la revendication des qualificatifs dégradants qu’on nous jette à la figure, la recherche active, en imagination, des violences dont nous sommes sans cesse menacées visent peut-être à neutraliser cette domination, à la subvertir. Le fait que, souvent, nous imaginions prendre du plaisir à ces violences (ce qui ne peut se produire que dans l’univers du fantasme) implique que, dès lors, il ne peut plus rien nous arriver de mal. Notre esprit peut utiliser cette ruse pour nous persuader que nous sommes à l’abri, que nous sommes invincibles. 


(…)


Si la scène où Han Solo surprend la Princesse Leia dans L’Empire contre-attaque m’a autant frappée, cela ne traduit peut-être pas la vulnérabilité de mon esprit à la culture du viol, mais, au contraire, le soulagement que cela me procurait de voir représentée à l’écran une attitude menaçante qui n’était pas une vraie menace : elle était le fait d’un homme beau, désirable et foncièrement bien intentionné qui faisait partie des « bons » ; la femme voulait elle aussi ce qui se produisait ; la scène s’achevait sur une note comique qui confirmait son caractère inoffensif et attendrissant… Peut-être qu’en la regardant je n’ai pas appris à associer la menace à la séduction, comme je l’ai écrit plus haut, mais que j’ai été soulagée de voir une menace se révéler être une séduction, et être ainsi désamorcée. 


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.236-237

4.6.22

3.6.22

2.6.22

Je trouvais intensément satisfaisant ce jeu qui associait le masculin à la prédation. A l’adolescence, ce goût s’est confirmé. J’étais fascinée par le type de virilité qu’incarnait l’acteur Harrison Ford, à la fois dans Star Wars et Indiana Jones. La scène de L’Empire contre-attaque dans laquelle Han Solo surprend la Princesse Leia alors qu’elle effectue une réparation dans un recoin du vaisseau, où il l’amène à avouer à demi-mot qu’il lui plaît avant de l’embrasser malgré ses rebuffades, m’apparaissait comme un sommet de romantisme et d’érotisme. J’aimais cette idée d’un homme qui voit clair en vous et qui prend l’initiative du rapprochement ; ce qui, probablement, révèle à quel point j’étais tétanisée à la perspective de devoir formuler ou assumer mes désirs, ou de devoir prendre moi-même une initiative quelconque (…).


Ainsi, à travers ces films (Star Wars, Indiana Jones, Blade Runner, James Bond) et bien d’autres, des millions de spectatrices, dont moi, ont appris à associer la force brute et la menace à la séduction, tandis que des millions de spectateurs, dont Jonathan McIntosh, ont appris que le « non » des femmes n’était qu’un « oui » qui n’osait pas s’avouer, que leur colère était toujours feinte et que leurs imprécations ne représentaient qu’une invitation à insister davantage. En somme, mon imaginaire érotique — et le vôtre aussi peut-être — est fondé sur la culture du viol.



Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.236-237