20.11.23

Pourquoi la colère


Les raisons d’être en colère ne manquent pas, c’est l’énergie de l’exprimer qui nous fait défaut en ce moment. Et c’est là que cette émotion prend toute sa dimension la plus perverse et la plus vicieuse : puisqu’on ne peut pas la jeter aux visages de ceux qui la provoquent, on la retourne contre nous, on la brasse dans nos tripes, on la laisse macérer jusqu’à ce qu’elle nous ronge les entrailles et les os, et on se consume, petit à petit. Le moindre souffle peut faire partir les flammes et nous cramer un gros morceau d’un coup, mais au quotidien ça mijote, à petit feu, tranquillement. Et on avance mâchoires serrées, épaules remontées, cou tendu, en essayant de faire le moins de vagues possible pour ne pas éclabousser ceux qui n’y sont pour rien, ou du moins pas pour grand-chose.


Et surtout, quand on essaye d’exprimer cette colère, on fait attention d’y mettre les formes. On choisit bien ses mots, pour la rendre inoffensive, intellectuelle, articulée. Pour minimiser ses proportions et son impact, on s’excuse platement avant de dire « Mais tu comprends, parfois, eh bien ça m’agace un petit peu », quand on aimerait dire : « Ferme bien ta gueule et écoute-moi : j’ai envie de tout cramer, de tout détruire, de hurler jusqu’à faire exploser tes tympans et me repaître du sang qui coulera de tes oreilles. » Mais c’est pas féminin. C’est pas classe. C’est pas constructif. Et puis ça donne des munitions à l’ennemi, on se tire une balle dans le pied en osant exprimer cette émotion qui ne nous appartient pas et à laquelle on nous refuse l’accès depuis toujours : parce que nous sommes hystériques, instables, régies par nos émotions… Du coup, on leur donne raison. 

Parce que de toute façon, les femmes ont toujours tort.


Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 27-28

14.11.23

Fatema Mernissi - Le Harem et l’Occident


Elle découvre alors que pour les hommes occidentaux, nourris des peintures de Delacroix, Ingres, Matisse et Picasso, le mot renvoie à un pur fantasme : celui d’un paradis sexuel peuplé de captives disponibles, alanguies et perpétuellement nues (« les musulmans semblent éprouvent un sentiment de puissance virile à voiler leurs femmes, et les Occidentaux à les dévoiler », observe-t-elle insolemment). Le harem leur évoque en fait un univers très similaire à celui des maisons closes peintes par Toulouse Lautrec et Degas. Elle est stupéfaite : comment peuvent-ils croire sérieusement que des femmes enfermées acceptent leur sort de bonne grâce ? Cette réalité du non-consentement féminin, sa propre tradition culturelle ne l’occulte jamais, dit-elle, que ce soit dans les grands récits littéraires ou dans la peinture : on y sent toujours planer la menace d’une révolte possible, et la situation du maître est tout sauf confortable. Les miniatures des artistes musulmans, de surcroît, montrent toujours les femmes des harems très habillées et très actives : montant à cheval, tirant à l’arc…

(…) Pour elle, la séduction ne peut se réduire au langage du corps, ni faire l’économie d’une « communication intense ». « Que peut donc être un orgasme partagé, pensais-je, dans une culture où les pouvoirs de séduction de la femme ne comptent pas celui de l’esprit ? » Il s’agit là d’une tradition qui lui est complètement étrangère : « Dans le harem musulman, l’échange est, au contraire, indispensable à la jouissance partagée. » Les califes exigeaient en effet de leurs esclaves féminines une intelligence, des connaissances et des talents oratoires, comme l’esprit de répartie, qui était loin de réduire au petit vernis d’éducation nécessaire à donner le change dans les conversations mondaines. (…) « N’est-il pas étrange, interroge Fatema Mernissi que, dans l’Orient médiéval, des despotes comme Haroun al-Rachid, recherchaient des esclaves érudites tandis que, dans l’Europe des lumières, des philosophes tels que Kant rêvaient de femmes incultes ? »

(…) Une idée germe alors dans son esprit : « Se pourrait-il qu’en Orient la violence imposée aux femmes vienne de ce qu’on leur reconnaît la faculté de penser et donc d’être des égales, et qu’en Occident les choses aient l’air plus cool parce que le théâtre du pouvoir gère la confusion entre masculinité et intelligence ? » Elle va plus loin : en Orient, l’enfermement est spatial, alors que, en Occident, il est immatériel et se fait dans l’image d’elles-mêmes qu’on impose aux femmes ; en somme, les femmes y sont enfermées dans le regard des hommes.



Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.286-288

12.11.23

11.11.23

6.11.23

2.11.23

Il y a encore mieux qu’être un artiste, cependant : être un artiste qui souffre. Les amis de Polanski n’ont pas manqué de souligner que, entre la mort des siens en déportation pendant la guerre et l’assassinat en 1969 de son épouse Sharon Tate, cet homme avait beaucoup souffert. Dans l’interview télévisée déjà citée, le cinéaste disait qu’il y avait différentes manières de réagir à la douleur : « Certains s’enferment dans un monastère, d’autres se mettent à fréquenter les bordels. » (…) 


S’abriter derrière son statut d’artiste pour justifier cet usage consolatoire de plus faible que soi ne va pourtant pas sans poser quelques problèmes. Sur son blog, André Gunthert ironisait : « La littérature, c’est comme la baguette magique de la fée Clochette : ça transforme tout ce qui est vil et laid en quelque chose de beau et de nimbé, avec un peu de poudre d’or, de musique et de grappes de raisin tout autour. Pour les poètes, la prostitution n’est plus la misère, le sordide et la honte. Elle devient l’archet de la sensibilité, l’écho des voix célestes, la transfiguration des âmes souffrantes. La littérature, ça existe aussi au cinéma. Talisman de classe, elle protège celui qui la porte de l’adversité. Que vaut une fillette de treize ans face à une Palme d’or ? »



Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.281-282

Anecdote sur J. Nicholson et R. Polanski à Paris


A ce sujet, on trouve dans Top model une anecdote intéressante, racontée par Tara Shannon. A la fin des années 1970, la jeune Américaine est à Paris. Se promenant avec une amie, elle voit tout à coup Jack Nicholson sortir de l’hôtel George V. Elles l’abordent au culot, et l’acteur leur propose de l’accompagner à une petite fête où il se rend. « Jack sonne et devinez qui ouvre la porte ? Roman Polanski ! C’était complètement dingue ! Nous sommes rentrés dans une pièce remplie de petites blondes d’une quinzaine d’années. Du coup, Lisa et moi, on se trouvait vieilles et on s’est regardées en se disant intérieurement : « Foutons le camp d’ici ! » Quelqu’un a fait passer un joint, Lisa n’y a pas touché, mais j’en pris quelques taffes. Tout à coup, je commence à me sentir malade, à tel point que je suis obligée de m’allonger. Il m’a fallu quelques minutes pour reprendre mes esprits. Mais plusieurs des filles étaient inconscientes… Ça craignait ! On s’est barrées. » 


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.279

 A propos de « l’affaire DSK » et de « l’affaire Polanski »


Nombre de commentateurs y ont démontré à quel point leur vision de l’érotisme se passait aisément de cette broutille que représente à leurs yeux la réciprocité du désir. Le langage utilisé n’a cessé de manifester une inconscience totale de la ligne de démarcation existant entre un rapport sexuel et un viol. L’expression « affaire de moeurs » a été utilisée dans les premières dépêches qui ont suivi l’arrestation de Polanski, ainsi que dans la pétition du cinéma mondial lancée en sa faveur ; quelques voix se sont élevées pour objecter que, s’agissant de la pénétration et de la sodomie d’une adolescente de treize ans préalablement saoulée au champagne et shootée au Quaalude, c’était un peu léger. De même, il y a eu, dans l’affaire DSK, le fameux « troussage de domestique » lancé par Jean-François Kahn, qui ramenait Nafissatou Diallo au cliché dépersonnalisant de la « soubrette », l’effaçant du tableau en tant qu’individu.



Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.267