31.5.22

Dans leur article de 1997, Barbara L. Fredrickson et Tomi-Ann Roberts soulignaient que l’objectification des femmes avait notamment pour effet de compromettre leurs possibilités de connaître l’absorption totale dans une activité physique ou intellectuelle, « quand l’esprit ou le corps est tout entier tendu vers l’accomplissement d’une tâche à la fois difficile et importante ». Il s’agit d’un des rares moments « durant lesquels nous nous sentons pleinement vivants, échappant au contrôle d’autrui, créatifs et heureux ». Plus ces moments sont nombreux, plus notre qualité de vie s’accroît. Or, pour atteindre cet état, il faut pouvoir perdre la conscience de soi-même, ce qui est impossible quand on est constamment rappelée au souci de son apparence. 


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.223-224

26.5.22



Cette toute puissance de la subjectivité et du regard masculin a pour conséquence que les femmes apprennent à s’envisager comme un spectacle offert aux hommes et au monde en général. « Une femme doit se surveiller sans cesse », disait (John) Berger. L’image qu’elle donne d’elle-même l’accompagne presque toujours. Lorsqu’elle traverse une pièce ou qu’elle pleure la mort de son père, elle ne peut pas ne pas se voir en train de marcher ou de pleurer. Il aboutissait à cette conclusion célèbre, citée depuis dans d’innombrables travaux féministes : « Les hommes regardent les femmes ; les femmes s’observent en train d’être regardées. » Et il ajoutait : « Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation des femmes à l’égard d’elles-mêmes. » (…)


Tout l’être féminin est façonné par ce rapport, par cette conscience permanente d’être vue, ce qui peut l’empêcher d’accéder à ses propres désirs, sensations et sentiments. « A partir de la puberté, la femme fait l’expérience d’un corps qui est objectifié avant même de pouvoir être un-corps-pour-moi, constate Manon Garcia (...). Le harcèlement de rue, les commentaires sexualisés sur son corps qui change font qu’elle prend conscience d’elle-même comme un objet avant de pouvoir vivre pleinement ce corps nouveau. C’est ce qui explique les réactions de gêne et de dégoût de nombreuses jeunes filles à la puberté, qui rejettent ce corps nouveau qui leur attire souvent des attentions incompréhensibles. » Barbara L. Fredrickson et Tomi-Ann Roberts confirment cette observation : « Pour la première fois, peut-être, l’adolescente comprend qu’elle va être vue et évaluée par les autres en tant que corps, et non en tant qu’elle-même. » (…)


L’objectification, écrivent Fredrickson et Roberts, crée un milieu culturel dans lequel les filles et les femmes « se traitent elles-mêmes comme des objets destinés à être regardés et évalués » — non sans quelques raisons, puisque l’appréciation de leur physique a davantage de conséquences sur leur vie professionnelle et amoureuse qu’elle n’en a pour les hommes.


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.218-219

21.5.22

Plus l’estime des femmes d’elles-mêmes est mise à mal par leur relation de couple, plus elles dépendent du regard et de la reconnaissance de leur compagnon — un phénomène qui atteint son paroxysme chez les femmes victimes de violences. (Wendy) Langford observe que, par manque de confiance en leurs propres ressources, elles jugent légitime de renoncer « à leur autonomie et à leur subjectivité » en échange d’une forme de sécurité émotionnelle. Cette logique finit par former autour d’elles une prison psychologique. Tôt ou tard, cependant, toutes doivent affronter cette douloureuse vérité : si, en tombant amoureuses, elles ont eu l’impression de se trouver elles-mêmes, désormais, pour se montrer fidèles à cette nouvelle personnalité, elles doivent se séparer de celui qui a été l’agent de leur libération.


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.208

13.5.22


Women holding heads, Dublin Castle, 2022

Le « pseudo-relationnel » vs. la « pseudo-indépendance »


Les filles, elles, sont confrontées à un dilemme impossible à résoudre : soit elles expriment leur pensée et deviennent par là « infréquentables », soit elles contrefont leur personnalité pour être acceptées et s’insérer socialement. (…) En définitive, « on finit par associer la féminité au pseudo-relationnel (se passer soi-même sous silence) et la masculinité à la pseudo-indépendance (se prémunir contre tout désir relationnel et toute sensibilité) ». Cela nous permet de comprendre, au passage, pourquoi le détachement est une attitude aussi valorisée dans les relations sexuelles et amoureuses contemporaines : « On considère le détachement comme une preuve de maturité précisément parce qu’il reflète cet idéal de la pseudo-indépendance masculine, synonyme d’une existence pleinement humaine selon les codes du patriarcat », observe Naomi Snider. (…)


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.200

12.5.22

La rencontre, le fait de tomber amoureux est vécu par les deux partenaires comme une « révolution ». Sous l’effet du coup de foudre, chacun semble s’affranchir des limitations imposées par son conditionnement de genre : les femmes se montrent audacieuses, indépendantes, sûres d’elles, capables de déplacer des montagnes, tandis que les hommes n’ont pas peur de s’ouvrir, de se montrer à nu et de parler de leurs sentiments. (…) 


Toutefois (…) Le miracle se révèle terriblement fragile. La femme s’est sentie pousser des ailes, elle a eu l’impression de n’avoir besoin de personne, mais elle devait ce sentiment, paradoxalement, au regard valorisant qu’un homme posait sur elle. Admiratif de sa personnalité intrépide, cet homme s’aperçoit néanmoins qu’elle a des demandes affectives à son égard. Effrayé, il se ferme alors complètement. Le conditionnement de genre dont tous deux s’étaient délivrés au cours de cette parenthèse enchantée leur retombe lourdement sur les épaules. (…)


Quand le couple n’éclate pas, il s’installe dans une routine d’où le partage et la communication sont absents. La femme, ne voulant pas renoncer au bonheur qu’elle a connu, s’obstine à réclamer à l’homme l’intimité qu’il lui a accordé au début (…). Mais, plus elle insiste, plus il panique et se barricade à l’intérieur de sa forteresse. (…) 


A travers son retrait et son silence, il exerce un pouvoir redoutable. Déstabilisée, sa compagne se remet en question. Elle cherche à rectifier sa personnalité de manière à obtenir à nouveau l’approbation qui l’a rendue si heureuse. Elle s’« auto-objectifie », comme l’écrit Wendy Langford, c’est-à-dire qu’elle tente de se voir de l’extérieur, de son point de vue à lui, pour comprendre ce qu’elle fait de faux. Ses insécurités, que la rencontre amoureuse avait fait taire, sont réactivées et même renforcées.


Paradoxalement, dans l’espoir de retrouver la précieuse reconnaissance de son individualité que cet homme lui avait offerte, elle contrefait et renie son individualité. Elle en vient à taire les sentiments ou les désirs dont elle craint qu’ils déplaisent à son compagnon. Elle « se réduit elle-même au silence ». Elle s’épuise aussi à déchiffrer son attitude à lui, à interpréter le moindre signe qu’il lui donne, à tenter de comprendre ses dispositions ; elle en discute parfois des heures avec son entourage (en général féminin).



Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.190

9.5.22

Si les femmes peuvent si souvent passer pour des créatures capricieuses et tyranniques, aux demandes affectives exorbitantes, et les hommes pour des êtres solides, autonomes, à la tête froide, c’est parce que les besoins émotionnels des seconds, contrairement à ceux des premières, sont pris en charge et comblés de manière aussi zélée qu’invisible. Quant une femme est cataloguée comme trop exigeante, elle ne fait bien souvent que réclamer la réciprocité des attentions qu’elle prodigue. 



Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.190

6.5.22

Le prix qu’elles sont poussées à accorder à l’amour peut inciter les femmes à pratiquer une forme de « dumping amoureux », c’est-à-dire à offrir leur amour à un homme en abaissant leurs exigences dans la relation — leur demande de réciprocité en termes d’attention, de bienveillance, d’investissement personnel, de répartition des tâches, etc — par rapport aux autres partenaires potentielles avec qui elles sont en concurrence, en absorbant le coût que cela implique pour elles-mêmes. Ce mécanisme leur procure un avantage individuel momentané, mais il les dessert à long terme, et il a pour conséquence d’affaiblir les femmes hétérosexuelles dans leur ensemble. Il permet aux hommes de ne jamais subir les conséquences d’un comportement négligent ou maltraitant. Ils ne sont ainsi jamais contraints de remettre en question les présupposés que leur a inculqués leur éducation quant à leur place et à leurs droits. Ils sont en mesure de dicter les modalités de la relation et, si une femme les quitte, ils sont sûrs d’en trouver une autre qui acceptera leurs conditions. Ils le sont d’autant plus quand cette position de force psychologique se double d’une position de force économique — ce qui est fréquent, puisque les hommes dans leur ensemble gagnent mieux leur vie que les femmes et possèdent davantage de patrimoine qu’elles. 



Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.164-165

5.5.22

La manière féminine d’aimer que Passion simple illustre parfaitement m’était déjà intensément familière. Maintenant, elle m’épouvante, mais, à l’époque, je lui trouvais quelque chose de sublime. Je ne voyais pas le problème avec cette décoloration, cette répudiation de tout ce qui ne concerne pas l’être aimé, qu’Annie Ernaux décrit si bien. Il me semblait naturel et même enviable d’aimer un homme en haïssant tout ce qui ne le concernait pas, tout ce qu’il ne touchait pas de sa grâce. Je ne comprenais pas qu’il me revenait, à moi et à personne d’autre, d’apposer des touches de couleur sur tous les aspects de ma vie, de les penser, de les cultiver, d’en prendre soin, de les apprivoiser, de les aimer, au lieu d’attendre une sorte de sauveur improbable qui ferait magiquement disparaître la morne réalité ordinaire. Je ne comprenais pas qu’il m’incombait de me construire. Aucun film, aucun roman ne me l’avait dit — ou alors, je n’avais pas entendu. 


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.155

2.5.22


Pour que ni les « couples de légendes » ni les couples anonymes des prochaines décennies ne perpétuent la même farandole sinistre, peut-être devrions-nous suivre les préconisations de bell hooks : ne pas penser à l’amour comme à un simple sentiment qui autorise toutes sortes de comportements, mais comme à un ensemble d’actes. L’illumination lui est venue de l’auteur de développement personnel Scott Peck, qui propose de définir l’amour comme la « volonté d’étendre son moi dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle et celle de l’autre », comme le fait de travailler à la fois à son propre épanouissement et à celui de l’autre. Dès lors, remarque bell hooks, « il devient clair que nous ne pouvons pas prétendre aimer si nous sommes nuisibles ou violents. » (…) 


De même, cette nouvelle définition de l’amour suffit à balayer le mythe du « crime passionnel ». Denis de Rougemont le disait lui aussi, quand il analysait le goût morbide des Occidentaux pour la passion : « Etre amoureux n’est pas nécessairement aimer. Etre amoureux est un état ; aimer, un acte. » A la passion, dans laquelle l’autre n’est qu’un prétexte, une illusion, le philosophe suisse opposait un amour qui accepte l’autre tel qu’il est et travaille pour son bien. 


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.150