26.5.22

Cette toute puissance de la subjectivité et du regard masculin a pour conséquence que les femmes apprennent à s’envisager comme un spectacle offert aux hommes et au monde en général. « Une femme doit se surveiller sans cesse », disait (John) Berger. L’image qu’elle donne d’elle-même l’accompagne presque toujours. Lorsqu’elle traverse une pièce ou qu’elle pleure la mort de son père, elle ne peut pas ne pas se voir en train de marcher ou de pleurer. Il aboutissait à cette conclusion célèbre, citée depuis dans d’innombrables travaux féministes : « Les hommes regardent les femmes ; les femmes s’observent en train d’être regardées. » Et il ajoutait : « Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation des femmes à l’égard d’elles-mêmes. » (…)


Tout l’être féminin est façonné par ce rapport, par cette conscience permanente d’être vue, ce qui peut l’empêcher d’accéder à ses propres désirs, sensations et sentiments. « A partir de la puberté, la femme fait l’expérience d’un corps qui est objectifié avant même de pouvoir être un-corps-pour-moi, constate Manon Garcia (...). Le harcèlement de rue, les commentaires sexualisés sur son corps qui change font qu’elle prend conscience d’elle-même comme un objet avant de pouvoir vivre pleinement ce corps nouveau. C’est ce qui explique les réactions de gêne et de dégoût de nombreuses jeunes filles à la puberté, qui rejettent ce corps nouveau qui leur attire souvent des attentions incompréhensibles. » Barbara L. Fredrickson et Tomi-Ann Roberts confirment cette observation : « Pour la première fois, peut-être, l’adolescente comprend qu’elle va être vue et évaluée par les autres en tant que corps, et non en tant qu’elle-même. » (…)


L’objectification, écrivent Fredrickson et Roberts, crée un milieu culturel dans lequel les filles et les femmes « se traitent elles-mêmes comme des objets destinés à être regardés et évalués » — non sans quelques raisons, puisque l’appréciation de leur physique a davantage de conséquences sur leur vie professionnelle et amoureuse qu’elle n’en a pour les hommes.


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.218-219