25.5.24

 La colère s’apprend aussi dans les amitiés entre filles. J’ai rarement vu plus féroce que l’amitié qui unit les petites filles et les adolescentes - ça oscille constamment entre haine et passion, et il n’y a pas de juste milieu. On nous met les unes avec les autres en nous expliquant que c’est notre tribu, notre meute, que c’est entre filles qu’on peut s’épanouir, puis on nous rappelle régulièrement qu’on sera toujours en compétition et qu’il ne peut y avoir qu’une seule gagnante dans chaque catégorie - la plus belle, la plus intelligente, la plus drôle, la plus performante -, et on nous laisse gérer les élections. J’ai grandi en écoutant les hommes ironiser à propos des relations entre filles et femmes,  ressassant sans cesse le même refrain - « ça se chamaille sans arrêt, y a toujours du drame alors qu’entre potes mecs on passe à autre chose et on se tire pas dans les pattes » -, sans jamais, JAMAIS, se demander ce qui nous pousse à agir de la sorte. 

Comme si on naissait prédisposées à se battre entre nous, comme si cette rivalité était innée et instinctive et que personne ne nous y avait jamais poussées. Comme si ce n’était pas cultivé méticuleusement jour après jour depuis notre plus jeune âge, comme si ça ne leur rendait pas un immense service qu’on s’entretue au lieu de se concentrer sur notre ennemi commun, le vrai : eux. 

(...) Grandir en tant que fille, c’est laisser des hommes nous faire des saloperies plus ou moins poussées, plus ou moins traumatisantes, pendant des années, sans jamais pouvoir l’ouvrir. Sans jamais se rebeller. En culpabilisant de se sentir mal, en se trouvant anormale de trouver ça anormal. C’est parfois tenter une petite question, et se faire rabattre le caquet par des gens qui nous assurent que c’est comme ça que ça marche, et que si on est pas contentes, c’est tant pis pour nous. C’est encaisser jour après jour, année après année, des micro-agressions, des injonctions, des paradoxes qui rendent cinglées à force d’être retournés dans tous les sens, sans jamais rien dire. C’est s’efforcer, quand on réfléchit à tout ça seule, de trouver le courage, le moyen, la technique pour ne plus en souffrir, pour souffrir mieux, en silence, pour que ça se voit le moins possible. Pour ne pas faire peser le poids de nos manquements sur les autres, pour qu’ils ne se sentent pas coupables quand ils nous heurtent. C’est se rendre compte, au fil des années, qu’il y a vraiment un truc qui pue dans tout ça, et qu’on avait peut-être raison de trouver ça étrange, au final. Et c’est sentir cette rage monter, cuire à feu doux pendant des années, jusqu’au trop-plein, jusqu’à l’éruption, jusqu’à la crue.


Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 147-151