16.10.16

« Le quotidien » 

Durant ce laps de pure angoisse, on ne se rappelle même pas qu’au sortir du sommeil peuvent se produire de tels phénomènes. On se lève, on cherche la porte, on est perdu comme à l’hôtel.
Et puis les souvenirs réintègrent le corps en un éclair et lui rendent ce qui lui tient lieu d’âme. On est rassuré et déçu : on est donc cela, on est donc que cela.
Aussitôt se retrouve la géographie de sa prison. Ma chambre débouche sur le lavabo où je m’inonde d’eau glacée. Que tente-t-on de récurer sur son visage, avec cette énergie et ce froid ?
Ensuite se déclenche le circuit. Chacun a le sien, café-cigarette, thé-toast ou chien-laisse, on a réglé son parcours de manière à avoir le moins peur possible.
En vérité, on passe son temps à lutter contre la terreur du vivant. On s’invente des définitions pour y échapper : je m’appelle machin, je bosse chez chose, mon métier consiste à faire ci et ça.
Sous-jacente, l’angoisse poursuit son travail de sape. On ne peut complètement bâillonner son discours. Tu crois que tu t’appelles machin, que ton métier consiste à faire ci et ça mais, au réveil, rien de cela n’existait. C’est peut-être que cela n’existe pas.


« Le coup de foudre musical »

Etait-ce parce que je n’avais plus rien ressenti depuis des semaines ? La réaction me parut excessive. La suite de l’album ne provoqua pas en moi autre chose que le vague ahurissement causé par n’importe quelle première audition. Quand il fut achevé, je reprogrammai la plage trois : je me mis à trembler de tous mes membres. Mon corps éperdu de reconnaissance se tendait vers cette maigre musique comme s’il s’agissait d’un opéra à l’italienne, si profonde était sa gratitude de sortir enfin du réfrigérateur. J’enclenchai la touche repeat afin de vérifier cette magie ad libitum.
Prisonnier libéré de fraîche date, je me livrai à la jouissance. J’étais l’enfant captif de sa fascination pour cette porte tournante, je tournais et retournais dans ce parcours cyclique. Il paraît que les décadents recherchent le dérèglement de tous les sens : pour ma part, je n’en avais qu’un qui fonctionnait mais, par cette brèche, je m’enivrais jusqu’au plus profond de mon âme. On n’est jamais si heureux que quand on a trouvé le moyen de se perdre.


« L’odorat »

L’odorat a ceci de merveilleux qu’il n’implique aucune possession. On peut être poignardé de plaisir, dans la rue, par un parfum porté par une personne non identifiée. C’est le sens idéal, autrement efficace que l’oreille toujours bouchée, autrement discret que l’oeil qui a des manières de propriétaire, autrement subtil que le goût qui ne jouit que s’il y a consommation. Si nous vivions à ses ordres, le nez ferait de nous des aristocrates. 
J’appris à vibrer à des odeurs encore non connotées : le goudron chaud des chaussées refaites, la queue des tomates, la pierre crue, le sang des arbres fraîchement tranchés, le pain rassis, le papier bible, les roses mortes de très longue date, le vinyle et les gommes vierges me devinrent des sources de volupté sans borne. 


Journal d’Hirondelle, Amélie Nothomb, 2006