14.7.20

L’idée que les femmes n’ont pas de passé, n’ont pas d’histoire, signifiait bien sûr qu’elles en avaient une mais qu’elle était enfouie, cachée, masquée, et que le travail des féministes était de la retrouver et de la faire connaître. Ce travail d’archéologie, de redécouverte, de réappropriation se poursuit et il est fondamental. Cependant, en inversant le sens de la phrase, en affirmant que nous avons un passé, une histoire, je suggère une autre approche de l’écriture de l’histoire. J’interroge le sens donné à « passé » et à « histoire » dans la phrase de l’hymne du MLF : « Nous qui sommes sans passé, les femmes / Nous qui n’avons pas d’histoire. » 

Dans quelle mesure cela nous aide-t-il à transformer en récit l’héritage catastrophique qui est l’histoire des peuples racisés (esclavage, génocide, dépossession, exploitation, déportation) ? Comment écrire le passé et l’histoire de ces catastrophes qu’on prend à peine le soin de mentionner d’ordinaire ? Quels mots trouver pour parler de l’offensive générale partout sur terre qui « tend à faire disparaître les territoires habitables et encore habités pour en faire des maillons des chaînes globales de production-consommation », quand se « multiplient les zones de sacrifice » ? 

Quel sens cela a-t-il de déclarer que « les femmes » sont sans passé et sans histoire alors même que, parmi les femmes, les Blanches et les racisées n’ont en rien la même légitimité ? L’écriture du passé et de l’histoire des femmes racisées n’a pas eu la même trajectoire que l’écriture féministe européenne parce qu’il ne s’agissait pas de la même démarche. Pour les racisées, il ne fallait pas combler une absence mais trouver les mots qui redonneraient vie à ce qui avait été condamné à l’inexistence, des mondes qui avaient été jetés hors humanité.

Un féminisme décolonialFrançoise Vergès, 2019