29.12.22

23.12.22


Corsage, Marie Kreutzer, 2022

9.12.22

8.12.22

10.11.22

De la magie flotte autour de nos modestes carcasses. De cela, beaucoup ont l’intuition. Naomi Wolf (dans The Beauty Myth) parle de ce rayonnement que chacun peut observer chez les autres : « Certains le verront dans la sexualité d’un corps ; d’autres, dans la vulnérabilité, ou dans l’humour. Il émane souvent du visage de quelqu’un qui raconte une histoire, ou qui écoute intensément. Beaucoup ont remarqué comment l’acte de création semble illuminer les gens, et ont noté que ce rayonnement enveloppe la plupart des enfants — ceux à qui on n’a pas encore dit qu’ils n’étaient pas beaux. » Et, pourtant, cette aura n’a pas de réalité officielle : la société « en limite sévèrement la description ». On l’accorde aux mariées et aux jeunes ou aux futures mères, c’est-à-dire uniquement à celles « qui font don de leur corps à un homme ou à un enfant », et on la refuse aux hommes. Cette clandestinité permet à l’industrie cosmétique de vendre aux femmes « une imitation de la lumière qui est déjà la leur, de la grâce essentielle dont nous n’ayons pas le droit de dire que nous la voyons ».

Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.186-187.
L’importance attribuée par les clientes de la chirurgie esthétique à l’aspect de leurs seins, de leur ventre, de leur nez ou de leurs fesses suggère que, dans leur esprit, chaque partie de leur corps s’est autonomisée. Elles se considèrent comme un simple assemblage de divers morceaux qui ne communiquent pas entre eux et qui doivent être tous parfaits, sous peine de ruiner la valeur de l’ensemble. Le marqueur du chirurgien dessine sur la peau de ses clientes des pointillés qui les réduisent à des pièces de boucherie : épaule, filet, carré, rognon, cuissot. Ce faisant, il semble tracer des frontières infranchissables entre les différentes parties de leur personne.

Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.184.
Stéphane Rose nous rappelle que l’hygiéniste est né en même temps que l’industrialisation : ayant depuis longtemps perdu tout lien avec l’hygiène, il participe de ce rationalisme éradicateur, glacial, qui en veut au coeur même de l’identité humaine, assimilée à une indignité. La marchandise impose son modèle à travers les images sophistiquées, en deux dimensions, dont nous sommes bombardés : elle veut des surfaces lisses, unifiées, brillantes, comme plastifiées, exemptes de toute once de graisse et de tout poil. L’image nie l’importance de tout ce qui existe en dehors d’elle : les odeurs, décrétées répugnantes ; les sensations (une prothèse mammaire est faite pour être photogénique, pas pour procurer du plaisir) ; mais aussi, évidemment, la personne avec son individualité, son histoire, sa façon de se comporter, ce qu’elle dégage, le genre de relations qu’elle est capable d’établir avec ses semblables. On peut d’ailleurs penser que, si la douleur des opérations de chirurgie esthétique est systématiquement niée ou minimisée, c’est aussi parce qu’elle est hors image.

Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.176.

7.11.22


The Handmaid's Tale, season 5

5.11.22

Dans les magazines féminins, le dossier « Spécial rajeunir » est devenu marronnier, au même titre que le « Spécial mincir » du printemps. Cette évolution marque une rupture importante : sans se prononcer sur ce que ces deux objectifs ont de désirable, on notera que, si mincir est difficile, rajeunir est impossible. Il est d’ailleurs étonnant que nous ne soyons pas davantage frappés par l’absurdité de ce terme — qui est aussi le titre d’un bimestriel, Rajeunir Magazine — comme par celle de l’adjectif « anti-âge ».


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.166.

 A son arrivée (sur le tournage d’Ally McBeal), elle (Portia de Rossi) demande à Courtney Thorne-Smith où tout le monde va déjeuner à midi ; sa collègue lui répond d’un air gêné qu’ici « on est pas tellement du genre à manger ensemble ». Comprendre : à manger tout court. Naomi Wolf n’a sans doute pas tort de voir dans l’inhibition d’un nombre croissant de jeunes femmes envers la nourriture l’une des causes du déclin du féminisme : comment apprendre à se connaître, comparer ses expériences — et pas seulement ses mensurations —, tisser des liens de solidarité, lorsqu’on ne peut même pas s’asseoir une heure à la même table ?


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.158.



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Feminists in the City, Witches & Feminism masterclass, October 2022


 Harry Potter 20th Anniversary

7.10.22

Le corps est le dernier lieu où peuvent s’exprimer la phobie et la négation de la puissance des femmes, le refus de leur accession au statut de sujets à part entière ; ce qui explique peut-être l’acharnement sans bornes dont il fait l’objet. Quels que soient ses efforts pour se faire toute petite, une femme prend toujours trop de place. 


« Dans ce métier, dit un mannequin dans Picture Me, les gens parlent toujours de vous comme si vous n’étiez pas là, et on les entend dire des choses comme : « Dommage qu’elle ait de si grosses fesses, sinon elle aurait pu porter cette robe. » On est toutes extrêmement minces, et pourtant ils n’arrêtent pas de nous donner des claques sur les cuisses ou les fesses en disant qu’on est grosses. » Là aussi, c’est l’anorexique qui, en frôlant la mort ou en se laissant mourir, en tendant à disparaître, apporte la réponse la plus adéquate à l’injonction qui lui est faite. 


En août 2006, au terme d’un défilé à Montevideo, Luisel Ramos, modèle uruguayen de vingt-deux ans, s’écroulait morte dans les coulisses. D’après son père, depuis des mois, elle ne se nourrissait plus que de salade et de Coca Light, et elle avait cessé de manger deux semaines avant la présentation des collections. Sa mort fut suivie de celle, en novembre de la même année, de sa consoeur brésilienne Ana Carolina Reston, vingt-deux ans elle aussi. En février 2007, la petite soeur de Luisel Ramos, Eliana, dix-huit ans, également mannequin, mourrait à son tour d’une crise cardiaque causée par la malnutrition.


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.148-149.



Dans le dossier de presse de Picture Me, son film sur le mannequinat, Sara Ziff raconte : « J’ai connu une fille qui a développé des hanches et des seins à la sortie de l’adolescence. Son agence lui a dit de « faire attention » car elle était « en train de devenir une femme ». Comme si devenir une femme était quelque chose à éviter ! » La justification apportée à ces exigences est peu convaincante, relève-t-elle : « Les vêtements semblent mieux coupés sur une fille mince, et si tous les mannequins ont la même carrure, la collection paraît plus homogène. Ce qui revient à dire que les vêtements ne sont pas faits pour être portés sur des corps ! »



Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.148-149.

6.10.22

22.9.22

20.9.22

A cette vieille malédiction du corps féminin s’ajoute le poids d’une histoire particulière : celle de la relation des femmes à la nourriture. Naomi Wolf rappelle que dans les situations de famine, sous toutes les latitudes, elles sont les plus exposées aux privations. Susan Bordo fait remonter les conceptions actuelles à l’ère victorienne, qui bannissait toute représentation d’une femme en train de manger. Elle souligne d’ailleurs que les hommes boulimiques mangent en public ; les femmes, jamais : elles s’arrangent pour se retrouver seules avec la nourriture. 


L’appétit féminin suscite la peur et la répulsion, car cette aspiration goulue en évoque d’autres, de nature sexuelle (la « mangeuse d’hommes »), affective, politique, toutes perçues comme excessives. Une femme est censée picorer, remplir modérément son assiette, éviter de se resservir. Il est inconcevable qu’elle se laisse aller sans retenue aux plaisirs de la chère. De surcroît, son rôle traditionnel est d’être celle qui prépare avec amour de bons plats pour les autres, mari et enfants, et qui y trouve son compte ; on n’imagine pas qu’elle puisse être la destinataire de telles attentions. 


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.142.

11.9.22

 Dans une société où l’égalité serait effective, elles (les femmes) auraient droit à un autre rôle que celui de vaches à lait ou de perroquets — ou d’otaries — du complexe mode-beauté. Au lieu de ressasser jusqu’à l’hébétude les préoccupations auxquelles on les assigne, elles relèveraient les yeux sur le monde ; elle s’empareraient de tous les sujets dignes d’attention qui s’offriraient à leur intelligence ; elles se battraient pour avoir le droit de développer toutes les facettes d’elles-mêmes et d’enfreindre tous les codes de bonne conduite ; elles imposeraient leur participation à la définition des valeurs dominantes ; elles imagineraient un moyen de faire profiter l’ensemble de la société des raffinements esthétiques qu’elles cultivent aujourd’hui dans leur ghetto. Elles forceraient les hommes à les prendre au sérieux, et inventeraient avec eux des relations entre les sexes plus riches, plus satisfaisantes, en abattant la prison des rôles appris. Et quand l’industrie de la mode et de la beauté prétendrait leur faire gober que leur bien-être coïncide avec le niveau de son chiffre d’affaires, elles lui riraient au nez. 


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.131.

 A lui seul, le terme « égérie », qui s’est imposé depuis quelques années, est symptomatique du glissement qui s’est opéré : une actrice n’est plus l’inspiratrice d’un artiste — ce qui, en cantonnant les femmes au rôle muet de muses, en les réduisant à leur photogénique et à leur sensualité, pouvait déjà être agaçant —, mais celle d’une marque ou d’un produit, dont la démarche se trouve ainsi anoblie, auréolée de toute la gloire et tout le mystère de la création. Et la publicité n’est plus un fléau que l’on subit ou que l’on fuit, mais, au contraire, une production culturelle à part entière, que l’on est censé rechercher et attendre : certains magazines proposent ainsi sur leur site Internet le making of du spot de Jean-Pierre Jeunet (Chanel N°5).


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.90.

Moins ouvertement puante qu’une fille à papa de l’Upper East Side ou une princesse bahreïnie, la it girl, mannequin, actrice, créatrice de mode ou présentatrice de télévision, se situe à un échelon intermédiaire. Fournissant généreusement magazines, blogs et émissions de télévision, elle popularise et démultiplie à l’infini les discours et les images mettant en scène l’idéal de l’hédonisme par la consommation experte. 

    On est vite écoeuré par ces litanies d’adresses branchées, de filles cool, d’amitiés sans nuages, de fous rires, de fêtes, de farniente, de positivité forcenée. Au-delà de sa pénible dimension publicitaire, ce fantasme déraisonnable d’une vie qui ne serait que plaisir et détente, moment exceptionnel sur moment exceptionnel, oublie que seul le contraste permet de les apprécier pleinement. Ils ne prennent sens que s’ils alternent avec des moments où l’on affronte la vie sous tous ses aspects, y compris ceux qui peuvent se révéler sombres, ennuyeux ou pénibles.


(…) A l’hiver 2011, toujours, alors que le monde arabe s’embrasait, les photos et les vidéos en provenance d’Egypte qui circulaient sur Internet montraient de nombreuses femmes parmi les manifestants. Sur une vidéo, on voyait l’une d’elles, âgée d’une vingtaine d’années, foulard rose vif sur les cheveux, scander des slogans anti-Moubarak que reprenait en choeur un groupe de jeunes hommes. Pendant ce temps, sur son blog, Garance Doré découvrait que « du moment que l’on met une robe et qu’elle est photographiée, on ne peut plus la reporter, c’est infernal mais c’est vrai ». Question : de ces deux femmes, laquelle est la plus émancipée ? 



Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.82.

6.9.22

5.9.22

Tout cela exerce une influence directe sur les rêves, les projets, les ambitions des adolescentes. Leurs fantasmes de succès se limitent souvent aux carrières qui feraient d’elles des objets de représentation : chanteuse, actrice, top model. Sara Ziff, ancien mannequin ayant repris des études universitaires et auteure d’un documentaire sur son premier métier, fait le même constat : « Dans les magazines pour adolescentes, les seules femmes qui sont mises en vedette, ce sont les mannequins et les actrices. Forcément, leurs lectrices en déduisent que c’est cela, la réussite pour une femme ». Par ailleurs, cette focalisation sur leur apparence, à un âge où le rapport à leur corps est souvent difficile, les pousse à développer une piètre estime d’elles-mêmes à un moment où elles doivent faire des choix d’orientation déterminants, observe Catherine Monnot.


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminine, Mona Chollet, 2012, p.48-49.


The Lord of the Rings, The Rings of Power, 2022

4.9.22

Backlash et marketing

On s’assure d’ailleurs que les fillettes en sont bien conscientes : leur propre date de péremption approche à grands pas. Et puis, puisqu’il vaut mieux prévenir que guérir, il n’est jamais trop tôt pour apprendre à « s’occuper de soi ». Elles intègrent donc un autre aspect de la féminité contemporaine : la conviction d’un défaut, d’un vice fondamental lié à leur corps, que le temps ne fera que rendre plus évident et dont il s’agit de retarder autant que possible l’apparition ; mais aussi une forme de saleté, à laquelle sont censés remédier mille produits destinés à « purifier », « gommer », « désincruster »…

(...)

Le secteur de l’électroménager, en particulier, préférait avoir pour clientes des femmes au foyer, perçues comme plus fiables, moins critiques, plus attentives à ce qu’il leur proposait. Il fit en sorte de leur donner l’illusion que, grâce à leurs robots, elles pourraient transformer une corvée en un moyen d’expression de leur créativité : « C’est une manière d’absorber les talents, le goût, l’imagination et l’initiative de la femme moderne. Cela lui permet d’utiliser dans son foyer toutes les facultés qu’elle déploierait dans une carrière. Ce besoin de création est une des forces qui la poussent à acheter », note une enquête que (Betty) Friedan s’est procurée. 


Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminineMona Chollet, 2012, p.42-44.


The Florida Project, Sean Baker, 2017

29.8.22

27.8.22

La dévalorisation systématique de leur physique que l’on encourage chez les femmes, l’anxiété et l’insatisfaction permanente au sujet de leur corps, leur soumission à des normes toujours plus strictes et donc inatteignables, sont typiques de ce que l’essayiste Susan Faludi a identifié en 1991 comme le backlash : le « retour de bâton » qui, dans les années 1980, a suivi l’ébranlement provoqué à la fin des années 1960 par la « deuxième vague » du féminisme. 

Le corps, comme l’a montré Naomi Wolf dans The Beauty Myth (« Le mythe de la beauté »), (…) a permis de rattraper par les bretelles celles qui, autrement, ayant conquis — du moins en théorie — la maîtrise de leur fécondité et l’indépendance économique, auraient pu se croire tout permis. Puisqu’elles avaient échappé aux maternités subies et à l’enfermement domestique, l’ordre social s’est reconstitué spontanément en construisant autour d’elles une prison immatérielle. Les pressions sur leur physique, la surveillance dont celle-ci fait l’objet sont un moyen rêver de les contenir, de les contrôler. Ces préoccupations leur font perdre un temps, une énergie et un argent considérables ; elles les maintiennent dans un état d’insécurité psychique et de subordination qui les empêche de donner la pleine mesure de leurs capacités et de profiter sans restriction d’une liberté chèrement acquise.

Il ne faut pas sous-estimer, dit Naomi Wolf, le traumatisme causé par l’arrivée massive, sur une période historique très courte, des femmes occidentales sur le marché du travail. Les prouesses esthétiques que l’on exige d’elles sont une manière de leur faire payer leur audace, de les remettre à leur place. Dans l’entreprise, les hommes sont chez eux ; ils n’ont donc « pas de corps », comme l’écrit Virginie Despentes. Les femmes, elles, doivent donner des gages — sans que l’on sache très bien de quoi, d’ailleurs. Elles doivent n’être ni trop ni trop peu attirantes : dans le premier cas, elles risquent de ne pas être jugées crédibles professionnellement et, si elles se font harceler sexuellement, elles l’auront bien cherché ; dans le second, elles s’exposent aux réflexions désobligeantes pour avoir manqué à leur rôle de récréation visuelle et de stimulant libidinal.



Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminineMona Chollet, 2012, p.36-37.

25.8.22


Elisa y Marcela, Isabel Coixet, 2019

18.8.22

L’absence de perspectives de tous ordres, la dureté des relations sociales provoquent un repli des femmes sur les domaines qui leur ont toujours été réservés et qui, jugés étouffants il n’y a pas si longtemps, leur apparaissent désormais comme des abris préservés, intimes, rassurants, parés de tous les attraits. L’espace et les valeurs domestiques (vocation maternelle, cuisine, pâtisserie, couture, tricot) font l’objet d’un réinvestissement massif, de même que les compétences esthétiques : mode, beauté, maquillage, décoration…

(…) Ainsi se remet en place cet ordre tracé au cordeau que la contestation des années 1970 avait ébranlé : aux hommes l’abstraction, la pensée, le regard, les affaires publiques, le monde extérieur ; aux femmes le corps, la parure, l’incarnation, le rôle d’objets de regards et de fantasmes, l’espace privé, l’intimité.



Beauté fatale. Les nouveaux visages d’une aliénation féminineMona Chollet, 2012, p.28-29.

19.7.22

Il y a la même ambivalence dans l'idée de l'autre que dans celle de l'île. Ça connote l'évasion, mais également la prison, l'île qui rend fou. Une île, c'est donc, ironiquement, l'évasion des uns et l'enfermement des autres. L'autre est multiple, différent de nous. Là-bas pendant qu'on est ici. Il nous fait peur. Mais il est aussi celui qui connote l'ailleurs, l'altérité, dont on chérit la différence. L'exotisme qui nous fait vibrer.


Extrait du podcast Bouffons#183 Exotisme : l'Autre en cuisine, Nouvelles Ecoutes

23.6.22

21.6.22

20.6.22

17.6.22

Rien ne résistera à cette convergence, à cette grande marche des fiertés, à cette vague migratoire d’un genre nouveau, aussi fluide que bigarré, aussi déviant que radical. Mon héritage est là aussi, dans la certitude que l’infraction doit primer sur la norme, dans la conviction qu’il ne peut y avoir de vie qu’irrégulière et de beauté que monstrueuse. Je suis née pour abolir l’ancien testament, qui a toujours légué le monde à ceux qui avaient déjà tout, reconduisant éternellement les mêmes dynasties dans leurs privilèges exorbitants. La guerre des trônes n’a pas eu lieu, elle n’a été qu’un simulacre, un jeu de chaises musicales, un échange de bons procédés entre nantis, qui excluait toujours les forçats de la faim, les captifs, les vaincus — et bien d’autres encore.


Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

Hors de question que je vive comme tout le monde et que je consacre l’essentiel de mon temps à me remplir de nourritures industrielles, images ineptes et musiques dépourvues d’âme. On se résigne toujours trop vite à être une poubelle. Ça m’a amusée quelques mois, le temps de comprendre de quoi il retournait et de quoi était faite la vie des autres, mais ça aussi c’est terminé. J’ai reçu l’amour en héritage, et avec lui, le devoir d’en divulguer la bonne nouvelle, comme une traînée de poudre incandescente dans une société qui ne veut pas d’amour et encore moins d’incandescence, une société qui préfère être une décharge à ciel ouvert, un gigantesque établissement d’hébergement pour personnes malheureuses et cruellement dépendantes de ce qui les tue.


Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

13.6.22

11.6.22

Au moment où je m’apprête à quitter son bureau, Mme Torretti me cloue sur le seuil avec une dernière question perfide :

- Farah, au fait : vous êtes une fille ou un garçon ? Parce que si j’en crois l’état-civil, vous êtes une fille, mais bon, à vous voir, ce n’est pas si clair...

Crétine. Je suis ce que tu ne t’autoriseras jamais à être : une fille aux muscles d’acier, un garçon qui n’a pas peur de sa fragilité, une chimère dotée d’ovaires et de testicules d’opérette, une entité inassignable, un esprit libre, un être humain intact.


Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

8.6.22

Je suis la preuve vivante que si on laisse les enfants faire et trouver eux-mêmes ce qui leur semble bon, les programmations anatomiques échouent ou bifurquent, l’anarchie s’étend aux organes, et là, bingo, vous n’êtes plus ni go ni gars, mais quelqu’un dans mon genre, c’est-à-dire aucun. Pour avoir un peu réfléchi, je crois pouvoir dire que le troisième sexe est l’avenir de l’homme. Au lieu de crier haro sur des communautés comme Liberty House, on ferait mieux de les déclarer d’utilité publique et les considérer comme les incubateurs de l’Eve future, celle qui mettra fin à six mille ans de patriarcat, de guerre et de tragédie, parce qu’elle sera queer et forcément trans.


Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

-  La féminité, c’est l’hyperconscience d’être pénétrable.

-  Mais les mecs aussi sont pénétrables. C’est pas parce qu’ils ont un trou de moins...

-  Un trou de moins, c’est pas rien ! Et puis le vagin, c’est pas n’importe quel trou, excuse-moi, mais tu peux pas comparer avec l’anus ou la bouche.

-  Ah bon ? Mais en quoi c’est pas comparable ?

-  C’est mieux lubrifié : c’est hyper-facile de s’y introduire.

-  Mieux lubrifié que la bouche ? Ah, ah, laisse-moi rire !

-  O.K., la bouche, c’est mouillé et tout, mais si un keum essaie d’y fourrer sa queue, tu peux la mordre.

Bon, si j’ai bien suivi, le problème du vagin, c’est qu’il y a trop de cyprine et pas assez de dents.

Arcadie, Emmanuelle Bayamack-Tam, 2018

5.6.22

Peut-être que quand les femmes jurent qu’elles n’ont aucun désir d’être réellement soumises, torturées ou violées, qu’elles tiennent à leur intégrité physique et psychique, qu’elles sont par ailleurs indépendantes, féministes, etc., on pourrait… les croire. Peut-être que nous pourrions nous croire nous-mêmes. 


Puisqu’ils prennent forme dans des moments où nous cherchons à atteindre un bien-être maximal, on peut penser que nos fantasmes visent à aplanir toutes les difficultés qui se posent à nous, par tous les moyens possibles. Et s’ils incorporaient des éléments masochistes non pas comme un poison qui s’y infiltrerait malgré nous, mais comme un contre-poison ? Ils sont d’une grande plasticité, ils apparaissent en un claquement de doigts et disparaissent tout aussi vite s’ils ne nous satisfont pas ; ils sont pragmatiques, ils font feu de tout bois. On peut supposer qu’ils mêlent toute sorte d’éléments hétérogènes qui se fondent les uns aux autres : certains empruntés à des situations que nous aimerions réellement vivre, les stratagèmes qui autorisent la libération de nos désirs dont parle Nancy Friday, et d’autres encore qui relèvent de la conjuration ou de la réparation.


Chaque jour, en effet, même la moins féministe des femmes doit dépenser une énergie considérable, consciemment ou non, à se défendre contre la domination masculine, à composer avec elle et/ou à lutter contre elle — ne serait-ce qu’en étant vigilante quand elle marche seule la rue dans la nuit, par exemple, et dans toutes sortes d’autres circonstances. On peut présumer que c’est exténuant. Et que cela crée une tension qui, de temps en temps, nécessite une résolution. 


Par moments, que nous soyons des féministes convaincues ou que nous rejetions ce mot, peut-être que nous avons besoin de devenir en pensée de mignonnes petites truies qui se roulent dans la fange de la domination masculine, parce que c’est trop épuisant, tout le reste du temps, d’essayer d’éviter ses éclaboussures. Le fantasme d’être soumise à un ou plusieurs hommes, l’acceptation et la revendication des qualificatifs dégradants qu’on nous jette à la figure, la recherche active, en imagination, des violences dont nous sommes sans cesse menacées visent peut-être à neutraliser cette domination, à la subvertir. Le fait que, souvent, nous imaginions prendre du plaisir à ces violences (ce qui ne peut se produire que dans l’univers du fantasme) implique que, dès lors, il ne peut plus rien nous arriver de mal. Notre esprit peut utiliser cette ruse pour nous persuader que nous sommes à l’abri, que nous sommes invincibles. 


(…)


Si la scène où Han Solo surprend la Princesse Leia dans L’Empire contre-attaque m’a autant frappée, cela ne traduit peut-être pas la vulnérabilité de mon esprit à la culture du viol, mais, au contraire, le soulagement que cela me procurait de voir représentée à l’écran une attitude menaçante qui n’était pas une vraie menace : elle était le fait d’un homme beau, désirable et foncièrement bien intentionné qui faisait partie des « bons » ; la femme voulait elle aussi ce qui se produisait ; la scène s’achevait sur une note comique qui confirmait son caractère inoffensif et attendrissant… Peut-être qu’en la regardant je n’ai pas appris à associer la menace à la séduction, comme je l’ai écrit plus haut, mais que j’ai été soulagée de voir une menace se révéler être une séduction, et être ainsi désamorcée. 


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.236-237

4.6.22

3.6.22

2.6.22

Je trouvais intensément satisfaisant ce jeu qui associait le masculin à la prédation. A l’adolescence, ce goût s’est confirmé. J’étais fascinée par le type de virilité qu’incarnait l’acteur Harrison Ford, à la fois dans Star Wars et Indiana Jones. La scène de L’Empire contre-attaque dans laquelle Han Solo surprend la Princesse Leia alors qu’elle effectue une réparation dans un recoin du vaisseau, où il l’amène à avouer à demi-mot qu’il lui plaît avant de l’embrasser malgré ses rebuffades, m’apparaissait comme un sommet de romantisme et d’érotisme. J’aimais cette idée d’un homme qui voit clair en vous et qui prend l’initiative du rapprochement ; ce qui, probablement, révèle à quel point j’étais tétanisée à la perspective de devoir formuler ou assumer mes désirs, ou de devoir prendre moi-même une initiative quelconque (…).


Ainsi, à travers ces films (Star Wars, Indiana Jones, Blade Runner, James Bond) et bien d’autres, des millions de spectatrices, dont moi, ont appris à associer la force brute et la menace à la séduction, tandis que des millions de spectateurs, dont Jonathan McIntosh, ont appris que le « non » des femmes n’était qu’un « oui » qui n’osait pas s’avouer, que leur colère était toujours feinte et que leurs imprécations ne représentaient qu’une invitation à insister davantage. En somme, mon imaginaire érotique — et le vôtre aussi peut-être — est fondé sur la culture du viol.



Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.236-237

31.5.22

Dans leur article de 1997, Barbara L. Fredrickson et Tomi-Ann Roberts soulignaient que l’objectification des femmes avait notamment pour effet de compromettre leurs possibilités de connaître l’absorption totale dans une activité physique ou intellectuelle, « quand l’esprit ou le corps est tout entier tendu vers l’accomplissement d’une tâche à la fois difficile et importante ». Il s’agit d’un des rares moments « durant lesquels nous nous sentons pleinement vivants, échappant au contrôle d’autrui, créatifs et heureux ». Plus ces moments sont nombreux, plus notre qualité de vie s’accroît. Or, pour atteindre cet état, il faut pouvoir perdre la conscience de soi-même, ce qui est impossible quand on est constamment rappelée au souci de son apparence. 


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.223-224

26.5.22



Cette toute puissance de la subjectivité et du regard masculin a pour conséquence que les femmes apprennent à s’envisager comme un spectacle offert aux hommes et au monde en général. « Une femme doit se surveiller sans cesse », disait (John) Berger. L’image qu’elle donne d’elle-même l’accompagne presque toujours. Lorsqu’elle traverse une pièce ou qu’elle pleure la mort de son père, elle ne peut pas ne pas se voir en train de marcher ou de pleurer. Il aboutissait à cette conclusion célèbre, citée depuis dans d’innombrables travaux féministes : « Les hommes regardent les femmes ; les femmes s’observent en train d’être regardées. » Et il ajoutait : « Cela détermine non seulement les relations entre les hommes et les femmes, mais également la relation des femmes à l’égard d’elles-mêmes. » (…)


Tout l’être féminin est façonné par ce rapport, par cette conscience permanente d’être vue, ce qui peut l’empêcher d’accéder à ses propres désirs, sensations et sentiments. « A partir de la puberté, la femme fait l’expérience d’un corps qui est objectifié avant même de pouvoir être un-corps-pour-moi, constate Manon Garcia (...). Le harcèlement de rue, les commentaires sexualisés sur son corps qui change font qu’elle prend conscience d’elle-même comme un objet avant de pouvoir vivre pleinement ce corps nouveau. C’est ce qui explique les réactions de gêne et de dégoût de nombreuses jeunes filles à la puberté, qui rejettent ce corps nouveau qui leur attire souvent des attentions incompréhensibles. » Barbara L. Fredrickson et Tomi-Ann Roberts confirment cette observation : « Pour la première fois, peut-être, l’adolescente comprend qu’elle va être vue et évaluée par les autres en tant que corps, et non en tant qu’elle-même. » (…)


L’objectification, écrivent Fredrickson et Roberts, crée un milieu culturel dans lequel les filles et les femmes « se traitent elles-mêmes comme des objets destinés à être regardés et évalués » — non sans quelques raisons, puisque l’appréciation de leur physique a davantage de conséquences sur leur vie professionnelle et amoureuse qu’elle n’en a pour les hommes.


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.218-219

21.5.22

Plus l’estime des femmes d’elles-mêmes est mise à mal par leur relation de couple, plus elles dépendent du regard et de la reconnaissance de leur compagnon — un phénomène qui atteint son paroxysme chez les femmes victimes de violences. (Wendy) Langford observe que, par manque de confiance en leurs propres ressources, elles jugent légitime de renoncer « à leur autonomie et à leur subjectivité » en échange d’une forme de sécurité émotionnelle. Cette logique finit par former autour d’elles une prison psychologique. Tôt ou tard, cependant, toutes doivent affronter cette douloureuse vérité : si, en tombant amoureuses, elles ont eu l’impression de se trouver elles-mêmes, désormais, pour se montrer fidèles à cette nouvelle personnalité, elles doivent se séparer de celui qui a été l’agent de leur libération.


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.208

13.5.22


Women holding heads, Dublin Castle, 2022

Le « pseudo-relationnel » vs. la « pseudo-indépendance »


Les filles, elles, sont confrontées à un dilemme impossible à résoudre : soit elles expriment leur pensée et deviennent par là « infréquentables », soit elles contrefont leur personnalité pour être acceptées et s’insérer socialement. (…) En définitive, « on finit par associer la féminité au pseudo-relationnel (se passer soi-même sous silence) et la masculinité à la pseudo-indépendance (se prémunir contre tout désir relationnel et toute sensibilité) ». Cela nous permet de comprendre, au passage, pourquoi le détachement est une attitude aussi valorisée dans les relations sexuelles et amoureuses contemporaines : « On considère le détachement comme une preuve de maturité précisément parce qu’il reflète cet idéal de la pseudo-indépendance masculine, synonyme d’une existence pleinement humaine selon les codes du patriarcat », observe Naomi Snider. (…)


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.200

12.5.22

La rencontre, le fait de tomber amoureux est vécu par les deux partenaires comme une « révolution ». Sous l’effet du coup de foudre, chacun semble s’affranchir des limitations imposées par son conditionnement de genre : les femmes se montrent audacieuses, indépendantes, sûres d’elles, capables de déplacer des montagnes, tandis que les hommes n’ont pas peur de s’ouvrir, de se montrer à nu et de parler de leurs sentiments. (…) 


Toutefois (…) Le miracle se révèle terriblement fragile. La femme s’est sentie pousser des ailes, elle a eu l’impression de n’avoir besoin de personne, mais elle devait ce sentiment, paradoxalement, au regard valorisant qu’un homme posait sur elle. Admiratif de sa personnalité intrépide, cet homme s’aperçoit néanmoins qu’elle a des demandes affectives à son égard. Effrayé, il se ferme alors complètement. Le conditionnement de genre dont tous deux s’étaient délivrés au cours de cette parenthèse enchantée leur retombe lourdement sur les épaules. (…)


Quand le couple n’éclate pas, il s’installe dans une routine d’où le partage et la communication sont absents. La femme, ne voulant pas renoncer au bonheur qu’elle a connu, s’obstine à réclamer à l’homme l’intimité qu’il lui a accordé au début (…). Mais, plus elle insiste, plus il panique et se barricade à l’intérieur de sa forteresse. (…) 


A travers son retrait et son silence, il exerce un pouvoir redoutable. Déstabilisée, sa compagne se remet en question. Elle cherche à rectifier sa personnalité de manière à obtenir à nouveau l’approbation qui l’a rendue si heureuse. Elle s’« auto-objectifie », comme l’écrit Wendy Langford, c’est-à-dire qu’elle tente de se voir de l’extérieur, de son point de vue à lui, pour comprendre ce qu’elle fait de faux. Ses insécurités, que la rencontre amoureuse avait fait taire, sont réactivées et même renforcées.


Paradoxalement, dans l’espoir de retrouver la précieuse reconnaissance de son individualité que cet homme lui avait offerte, elle contrefait et renie son individualité. Elle en vient à taire les sentiments ou les désirs dont elle craint qu’ils déplaisent à son compagnon. Elle « se réduit elle-même au silence ». Elle s’épuise aussi à déchiffrer son attitude à lui, à interpréter le moindre signe qu’il lui donne, à tenter de comprendre ses dispositions ; elle en discute parfois des heures avec son entourage (en général féminin).



Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.190

9.5.22

Si les femmes peuvent si souvent passer pour des créatures capricieuses et tyranniques, aux demandes affectives exorbitantes, et les hommes pour des êtres solides, autonomes, à la tête froide, c’est parce que les besoins émotionnels des seconds, contrairement à ceux des premières, sont pris en charge et comblés de manière aussi zélée qu’invisible. Quant une femme est cataloguée comme trop exigeante, elle ne fait bien souvent que réclamer la réciprocité des attentions qu’elle prodigue. 



Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.190

6.5.22

Le prix qu’elles sont poussées à accorder à l’amour peut inciter les femmes à pratiquer une forme de « dumping amoureux », c’est-à-dire à offrir leur amour à un homme en abaissant leurs exigences dans la relation — leur demande de réciprocité en termes d’attention, de bienveillance, d’investissement personnel, de répartition des tâches, etc — par rapport aux autres partenaires potentielles avec qui elles sont en concurrence, en absorbant le coût que cela implique pour elles-mêmes. Ce mécanisme leur procure un avantage individuel momentané, mais il les dessert à long terme, et il a pour conséquence d’affaiblir les femmes hétérosexuelles dans leur ensemble. Il permet aux hommes de ne jamais subir les conséquences d’un comportement négligent ou maltraitant. Ils ne sont ainsi jamais contraints de remettre en question les présupposés que leur a inculqués leur éducation quant à leur place et à leurs droits. Ils sont en mesure de dicter les modalités de la relation et, si une femme les quitte, ils sont sûrs d’en trouver une autre qui acceptera leurs conditions. Ils le sont d’autant plus quand cette position de force psychologique se double d’une position de force économique — ce qui est fréquent, puisque les hommes dans leur ensemble gagnent mieux leur vie que les femmes et possèdent davantage de patrimoine qu’elles. 



Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.164-165

5.5.22

La manière féminine d’aimer que Passion simple illustre parfaitement m’était déjà intensément familière. Maintenant, elle m’épouvante, mais, à l’époque, je lui trouvais quelque chose de sublime. Je ne voyais pas le problème avec cette décoloration, cette répudiation de tout ce qui ne concerne pas l’être aimé, qu’Annie Ernaux décrit si bien. Il me semblait naturel et même enviable d’aimer un homme en haïssant tout ce qui ne le concernait pas, tout ce qu’il ne touchait pas de sa grâce. Je ne comprenais pas qu’il me revenait, à moi et à personne d’autre, d’apposer des touches de couleur sur tous les aspects de ma vie, de les penser, de les cultiver, d’en prendre soin, de les apprivoiser, de les aimer, au lieu d’attendre une sorte de sauveur improbable qui ferait magiquement disparaître la morne réalité ordinaire. Je ne comprenais pas qu’il m’incombait de me construire. Aucun film, aucun roman ne me l’avait dit — ou alors, je n’avais pas entendu. 


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.155

2.5.22


Pour que ni les « couples de légendes » ni les couples anonymes des prochaines décennies ne perpétuent la même farandole sinistre, peut-être devrions-nous suivre les préconisations de bell hooks : ne pas penser à l’amour comme à un simple sentiment qui autorise toutes sortes de comportements, mais comme à un ensemble d’actes. L’illumination lui est venue de l’auteur de développement personnel Scott Peck, qui propose de définir l’amour comme la « volonté d’étendre son moi dans le but de nourrir sa propre croissance spirituelle et celle de l’autre », comme le fait de travailler à la fois à son propre épanouissement et à celui de l’autre. Dès lors, remarque bell hooks, « il devient clair que nous ne pouvons pas prétendre aimer si nous sommes nuisibles ou violents. » (…) 


De même, cette nouvelle définition de l’amour suffit à balayer le mythe du « crime passionnel ». Denis de Rougemont le disait lui aussi, quand il analysait le goût morbide des Occidentaux pour la passion : « Etre amoureux n’est pas nécessairement aimer. Etre amoureux est un état ; aimer, un acte. » A la passion, dans laquelle l’autre n’est qu’un prétexte, une illusion, le philosophe suisse opposait un amour qui accepte l’autre tel qu’il est et travaille pour son bien. 


Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.150