La rencontre, le fait de tomber amoureux est vécu par les deux partenaires comme une « révolution ». Sous l’effet du coup de foudre, chacun semble s’affranchir des limitations imposées par son conditionnement de genre : les femmes se montrent audacieuses, indépendantes, sûres d’elles, capables de déplacer des montagnes, tandis que les hommes n’ont pas peur de s’ouvrir, de se montrer à nu et de parler de leurs sentiments. (…)
Toutefois (…) Le miracle se révèle terriblement fragile. La femme s’est sentie pousser des ailes, elle a eu l’impression de n’avoir besoin de personne, mais elle devait ce sentiment, paradoxalement, au regard valorisant qu’un homme posait sur elle. Admiratif de sa personnalité intrépide, cet homme s’aperçoit néanmoins qu’elle a des demandes affectives à son égard. Effrayé, il se ferme alors complètement. Le conditionnement de genre dont tous deux s’étaient délivrés au cours de cette parenthèse enchantée leur retombe lourdement sur les épaules. (…)
Quand le couple n’éclate pas, il s’installe dans une routine d’où le partage et la communication sont absents. La femme, ne voulant pas renoncer au bonheur qu’elle a connu, s’obstine à réclamer à l’homme l’intimité qu’il lui a accordé au début (…). Mais, plus elle insiste, plus il panique et se barricade à l’intérieur de sa forteresse. (…)
A travers son retrait et son silence, il exerce un pouvoir redoutable. Déstabilisée, sa compagne se remet en question. Elle cherche à rectifier sa personnalité de manière à obtenir à nouveau l’approbation qui l’a rendue si heureuse. Elle s’« auto-objectifie », comme l’écrit Wendy Langford, c’est-à-dire qu’elle tente de se voir de l’extérieur, de son point de vue à lui, pour comprendre ce qu’elle fait de faux. Ses insécurités, que la rencontre amoureuse avait fait taire, sont réactivées et même renforcées.
Paradoxalement, dans l’espoir de retrouver la précieuse reconnaissance de son individualité que cet homme lui avait offerte, elle contrefait et renie son individualité. Elle en vient à taire les sentiments ou les désirs dont elle craint qu’ils déplaisent à son compagnon. Elle « se réduit elle-même au silence ». Elle s’épuise aussi à déchiffrer son attitude à lui, à interpréter le moindre signe qu’il lui donne, à tenter de comprendre ses dispositions ; elle en discute parfois des heures avec son entourage (en général féminin).
Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles, Mona Chollet, 2021, p.190