29.12.24

 

Le Grand Sabbath, Agathe Pitié, 2017

source

Alors que dire, maintenant, quand on se permet d’émettre encore des doutes, de parler encore et toujours de nuances, de m’accuser de faire des généralités ? Que dire ? Eh bien, quand tu grandiras en entendant des histoires de viol, de viol en réunion, de drogues dans ton verre, de seringues dans ton cul, d’inceste, de viol conjugal, de tartes dans la gueule, de violences en continu, sans arrêt, en majorité concernant des victimes filles et femmes, tu pourras venir ouvrir ta gueule et me parler d’exagération. Quand toi-même tu auras accumulé un nombre ahurissant d’expériences teintées de toutes ces nuances-là, tu pourras venir poser l’argument des généralités sur la table.


Imagine te construire dans la menace constante de la violence, du viol, de l’agression, imagine avoir peur pour autre chose que ton portefeuille ou le cartilage de ton nez, imagine avoir peur tous les jours de toute ta vie que quelqu’un vienne un jour s’introduire en toi sans ton consentement, et éventuellement te tuer dans la foulée, imagine grandir au milieu de faits divers et de podcasts de true crime qui concernent dans 80% des cas des victimes féminines, imagine voir chaque année le recensement des femmes tuées par leur conjoint ou ex-conjoint reprendre à zéro et atteindre toujours la centaine. Chaque jour tu te prends ta mortalité dans la tronche, aux mains des autres, des hommes, chaque jour tu sais que ton corps est en danger, chaque jour tu sais que ton reflet n’est pas celui qu’il faut, chaque jour tu sens le regard des hommes sur cette apparence qui n’est source que de conflits et de paradoxes, chaque jour tu existes et tu ne sais jamais trop comment encaisser le poids de cette existence. C’est infernal, parce qu’il faut concilier tout ça avec ton envie de puissance et de fierté, il te faut trouver dans ta féminité quelque chose d’empouvoirant, comme on dit maintenant. Il faut lever le poing, bomber le torse, (et à nouveau, tu te dis « hmmm, attention, ne pas trop attirer l’attention sur mes seins »), et avancer fièrement, alors qu’un choeur te chante toutes tes tares et tes différences en continu, alors qu’on te décortique, qu’on remet ta parole en question dès que tu parles franchement, qu’on n’attache à tes émotions qu’une importance triviale et caricaturale. 


Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 166-167


T H E R E  I S  N O  P L A N E T  B

27.10.24

6.10.24

Comment expliquer, alors, que depuis qu’on a commencé à déconstruire tous ces réflexes, on soit si nombreuses à ressentir ce besoin de « sororité » qu’on entend partout ? Comment expliquer qu’on se sente mieux, physiquement et mentalement, quand on fréquente plus de nos semblables, plus de personnes minorités et marginalisées, quand on s’éloigne des hommes cisgenres ? Parce que aujourd’hui, quand je suis avec mes copines, même s’il nous arrive de critiquer d’autres personnes de notre entourage plus ou moins proche, pour des raisons plus ou moins valables, on y met beaucoup plus de nuances. Il y a beaucoup plus de conscience, derrière chaque critique il y a la même remise en question : pourquoi je pense ça aujourd’hui ? Pourquoi ce comportement me fait réagir comme ça ? Pourquoi je rejette cette personne qui, a priori, ne m’a jamais fait de mal ? Et systématiquement, on reconnaît nos biais, on fait la liste des raisons qui expliquent ces réactions épidermiques, et, sans se flageller, on prend toutes ces conclusions en considération pour éviter de tomber dans des pièges qui ont été tendus par ceux que ça arrange de nous voir ennemies et désolidarisées.


Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 159

Ils ne se rendent pas compte de la violence que c’est de subir toutes ces obligations à longueur de journée, de l’impact que ça finit par avoir sur nos esprits, sur notre santé mentale, sur notre rapport à nous et à l’autre, parce que au final il n’y a que le résultat qui les intéresse. Ils se foutent complètement de la façon dont on y arrive du moment qu’on y arrive, et si en prime on a la décence de donner l’impression qu’en plus d’être naturel c’est facile, alors là, on gagne le trophée de femme idéale. Comme des canards, ils s’attendent à ce qu’on glisse gracieusement à la surface sans que personne puisse voir nos petites pattes qui s’agitent frénétiquement sous l’eau pour nous propulser. 

Et bien sûr, bien sûr, tout ce cirque ne serait pas complet si je n’étais pas, en plus de tout ça, violemment en colère contre moi à la fois parce que je n’arrive pas à être cette femme parfaite mais aussi parce que je m’en veux de le vouloir encore. Je m’en veux de continuer à faire la roue pour des tocards qui ne savent même pas s’essuyer le cul correctement.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 154

30.8.24


Kaze no Tani no Naushika, 1984

28.8.24

26.5.24

25.5.24

 La colère s’apprend aussi dans les amitiés entre filles. J’ai rarement vu plus féroce que l’amitié qui unit les petites filles et les adolescentes - ça oscille constamment entre haine et passion, et il n’y a pas de juste milieu. On nous met les unes avec les autres en nous expliquant que c’est notre tribu, notre meute, que c’est entre filles qu’on peut s’épanouir, puis on nous rappelle régulièrement qu’on sera toujours en compétition et qu’il ne peut y avoir qu’une seule gagnante dans chaque catégorie - la plus belle, la plus intelligente, la plus drôle, la plus performante -, et on nous laisse gérer les élections. J’ai grandi en écoutant les hommes ironiser à propos des relations entre filles et femmes,  ressassant sans cesse le même refrain - « ça se chamaille sans arrêt, y a toujours du drame alors qu’entre potes mecs on passe à autre chose et on se tire pas dans les pattes » -, sans jamais, JAMAIS, se demander ce qui nous pousse à agir de la sorte. 

Comme si on naissait prédisposées à se battre entre nous, comme si cette rivalité était innée et instinctive et que personne ne nous y avait jamais poussées. Comme si ce n’était pas cultivé méticuleusement jour après jour depuis notre plus jeune âge, comme si ça ne leur rendait pas un immense service qu’on s’entretue au lieu de se concentrer sur notre ennemi commun, le vrai : eux. 

(...) Grandir en tant que fille, c’est laisser des hommes nous faire des saloperies plus ou moins poussées, plus ou moins traumatisantes, pendant des années, sans jamais pouvoir l’ouvrir. Sans jamais se rebeller. En culpabilisant de se sentir mal, en se trouvant anormale de trouver ça anormal. C’est parfois tenter une petite question, et se faire rabattre le caquet par des gens qui nous assurent que c’est comme ça que ça marche, et que si on est pas contentes, c’est tant pis pour nous. C’est encaisser jour après jour, année après année, des micro-agressions, des injonctions, des paradoxes qui rendent cinglées à force d’être retournés dans tous les sens, sans jamais rien dire. C’est s’efforcer, quand on réfléchit à tout ça seule, de trouver le courage, le moyen, la technique pour ne plus en souffrir, pour souffrir mieux, en silence, pour que ça se voit le moins possible. Pour ne pas faire peser le poids de nos manquements sur les autres, pour qu’ils ne se sentent pas coupables quand ils nous heurtent. C’est se rendre compte, au fil des années, qu’il y a vraiment un truc qui pue dans tout ça, et qu’on avait peut-être raison de trouver ça étrange, au final. Et c’est sentir cette rage monter, cuire à feu doux pendant des années, jusqu’au trop-plein, jusqu’à l’éruption, jusqu’à la crue.


Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 147-151

 Allez-y, citez-moi cinq victimes célèbres de violences sexistes dont les carrières ont décollé grâce à ça, qui ont gagné des millions et qui vivent aujourd’hui des vies extraordinaires grâce à la dénonciation de leur agresseur. Et quand vous aurez trouvé, citez-moi ensuite cinq hommes accusés de violences dont les carrières ont été véritablement rasées, atomisées, et qui vivent aujourd’hui dans la misère et l’anonymat. Pendant que vous cherchez, je me ferai une joie de vous faire une liste de noms de femmes qui ont été menacées et/ou harcelées après avoir osé ouvrir leur gueule, ça nous fera passer le temps. 

Malgré ça, malgré le nombre aberrant de témoignages concernant des personnes célèbres ou non, on ne croit toujours pas les victimes. On remet toujours leur parole en doute. On cherche toujours leur part de culpabilité dans l’affaire. On parle alors - ironie suprême - de « chasse aux sorcières ». C’est comme ça qu’on qualifie les échos de #MeToo, en France. On utilise un évènement qui a été utilisé afin de décimer des femmes en masse sous des prétextes inventés de toutes pièces par des fanatiques - où là encore la parole des femmes étaient forcément viciée et n’avait aucune valeur - pour parler de femmes qui osent l’ouvrir pour dénoncer leurs agresseurs. Et régulièrement, on nous ressort la bonne vieille image de la femme manipulatrice et vénale, qui se frotte les mains à l’idée de lancer cette accusation odieuse et de saloper la réputation d’un homme bon et droit - et ok, peut-être vaguement charmeur, mais il n’a jamais forcé personne, enfin !

Il n’y a que pour ce type de violence que la réaction principale est le doute et la remise en question. Si demain je raconte que j’ai été cambriolée, rackettée, qu’on a volé ma voiture ou que mon chien a été volé devant un supermarché, on ne doutera pas, ou bien moins, de ma parole. Si en revanche je dis que j’ai été touchée par un homme sans que j’y consente, la vapeur va rapidement s’inverser. J’en ai déjà fait les frais personnellement, plusieurs fois, et j’ai vu un nombre indécent de femmes faire face aux mêmes murs d’incrédulité.

Pourtant, toutes les femmes que je connais ont au moins une anecdote, un trauma lié de près ou de loin à une histoire mêlant sexualité, homme et consentement. Et jusqu’à preuve du contraire, ces femmes n’ont pas toutes été agressées par le même homme qui rôde depuis des années en essayant d’atteindre toutes les femmes du pays. Alors d’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Comment peuvent-ils être autre chose que vos fils, vos potes, vos cousins, vos boss, vos personnalités préférées ?


Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 123-125

15.5.24

10.5.24

11.4.24

9.4.24

En faveur de la non mixité


Et plus je décortique mon rapport aux femmes, plus je suis en colère contre les hommes. Parce qu’il y a toute cette partie de ma construction qui s’est faite sur fond de misogynie et de « Je ne suis pas comme les autres femmes », qui s’est formée à cause des hommes, à leur contact, et sous leurs encouragements. Et je leur en veux de m’avoir volé ces années de sororité, d’amour des femmes et de la femme que je suis, parce que ça ne les arrangeait pas. Bien sûr, ce n’était pas conscient de la part des individus hommes qui m’ont poussée là-dedans, c’est le système-homme qui est à l’origine de tout ça, mais j’en veux à ceux qui y participent sans jamais rien remettre en question, pour qui il est normal de mépriser les femmes par défaut, de leur reprocher leur féminité, de les trouver naturellement plus cons et moins intéressantes, et de ne leur reconnaître de valeur que dans leur sexualité et leur rôle de mère.


Comme beaucoup d’autres personnes ayant nourri cette réflexion depuis quelques années, je suis moi aussi convaincue que la majorité des hommes hétérosexuels n’aiment pas les femmes. Ils sont malheureusement attirés par elles (a priori), mais leur compagnie ne les intéressent pas. Ils n’éprouvent pas de plaisir à passer du temps avec les femmes en dehors du cadre de la séduction et de la sexualité, ou de la vie de foyer et de ses conforts. Ils n’aiment pas parler avec elles, sortir avec elles, jouer avec elles, ils ne veulent partager leur vie sociale qu’avec des hommes, et rentrer pour baiser des meufs, éventuellement.


En même temps, c’est normal, ils grandissent avec la pression d’être toujours hommes, jamais femmes, et on leur répète à longueur de croissance que tout ce qui est étiqueté « fille » ou « femme », c’est de la merde, et qu’ils doivent s’en tenir éloignés et s’en moquer. Même nous montrer de l’affection, c’est mal vu, ils se font traiter de canards s’ils privilégient leur meuf à leurs potes, ne serait-ce que pour un dimanche après-midi. Y a qu’à la Saint-Valentin qu’ils sortent le grand jeu et le spray Axe collector des soirs de fête, parce que c’est comme la confession, ça efface tous les péchés de l’année. Si tu te foires pas le 14 février, tu peux surfer sur la vague jusqu’à son anniversaire, et prolonger le tir jusqu’à celui de votre relation - si t’as la décence de t’en souvenir. Mais attention, il faut bien veiller à se montrer blasé et extrêmement saoulé de devoir faire tous ces efforts quand on en parle à ses potes, sinon c’est cuit.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 96-97

30.3.24

Fais attention


Faire attention ? Mais je ne fais que ça, attention ! Quand je suis dans un espace public, tous mes sens sont en alerte, et il ne se passe pas une seule seconde où mon attention se relâche. Et quand je suis bien à l’abri chez moi, je fais attention à ce que j’écris sur internet, je vérifie que ma porte est bien verrouillée, et je me garde d’allumer les voisins en me promenant nue devant les fenêtres. 


Je fais attention à mon verre, je fais attention à la façon dont je réponds aux mecs dans la rue , je fais attention aux rues que j’emprunte, je fais attention à qui se trouve derrière moi, sur le trottoir d’en face, sous le porche de l’immeuble, je fais attention à bien refermer la porte d’entrée derrière moi avant de monter dans l’immeuble, quand je me sens suivie, je fais attention à ne pas allumer la lumière de mon appartement tout de suite afin qu’on ne puisse pas repérer le changement par la fenêtre et savoir à quel étage je me trouve, je fais attention à mes tenues, je fais attention à la personne à côté de laquelle je m’assois dans les transports, je fais attention à ne pas mettre mes écouteurs la nuit, je fais attention aux informations que je donne, je fais attention quand un livreur sonne à ma porte, je fais attention à être polie mais à ouvrir dans une tenue peu aguichante, je fais attention quand quelqu’un se présente sous prétexte de venir inspecter les bouches d’aération chez moi ou quand je fais appel à un plombier, je fais attention à mes affaires, je fais attention à mon téléphone, je fais attention à bien me coller contre une paroi dans le métro pour qu’on ne puisse pas me toucher par-derrière, je fais attention pour les autres femmes aussi, je fais attention à tous les comportements suspects, je fais attention à repérer les issues de secours, je fais attention à qui pourrait me venir en aide en cas de souci, je fais attention à bien communiquer mes limites, mes envies et mes désirs, pour éviter les malentendus.


Ça reste en permanence en toile de fond : je souris, je ris avec mes amis, je fais la fête, je me promène, j’apprécie la vie, et une toute petite voix marmonne sans cesse « attention, attention, attention » tout au long de mes journées. Et tout ça ne met pas à l’abri de quoique ce soit. Malgré tous ces comportements, je sais que s’il doit m’arriver quelque chose, ça arrivera. Et qu’on me demandera si j’ai fait attention.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 85-86

Une femme parle (extrait)


Comme autour de nous deux l’air est divinatoire !

Nous sommes imprégnés d’un secret merveilleux,

Nous sommes ceux pour qui nul mal n’est périlleux, 

Nous vivons une grande et facile victoire.


Nous sommes l’un pour l’autre en héroïque honneur,

En tous tes mouvements je suis essentielle,

Quand je ne te vois pas, ta présence est réelle,

Et de nous chaque chose est le plus grand bonheur.


C’est à cause de toi qu’un matin je suis née,

Et seul, mon coeur puissant t’a pleinement conçu,

Que je t’ai possédé, toi que je n’ai pas eu,

Ô mon uniquement amant, que je me suis donnée ! 


(…)


Nous sommes à nous deux toute l’immensité

Rien n’est si beau que toi quand je vois que tu m’aimes,

Nous sommes un amour au-dessus de nous-mêmes,

Indicible, immuable, extrême, innocenté.


Qui connaîtra jamais la muette musique

Emanant de nous deux quand nous nous regardons, 

Et même détournés, figés, sans abandons,

Ah ! notre grand plaisir idéal et physique.



Jane Catulle Mendès, Le Coeur magnifique, 1908



Rosemonde Gérard, Les Pipeaux, 1889

22.3.24

Non est un mot sans valeur


A propos de jeunes filles harcelées par des hommes adultes dans un parc à Paris :


Les mec sont venus leur parler alors qu’elles étaient assises dans l’herbe. Elles ont très vite fait part de leur envie de rester seules et tranquilles, mais il ne les ont pas écoutées. Toujours en larmes, elles me disent qu’ils ont demandé leur âge (15 ans…), le nom de leur lycée, où elles habitaient, et qu’ils refusaient de partir. Plus elles leur demandaient de les laisser, plus ils se rapprochaient d’elles. Elles me répètent dix fois : « On leur a dit de nous laisser et ils voulaient pas, ils se rapprochaient alors qu’on disait non, ils voulaient pas nous laisser tranquilles ! » Et plus elles le répètent, plus elles pleurent.


Et j’ai compris. J’ai compris leurs larmes, j’ai compris leur traumatisme. Parce que au-delà même de la situation terrorisante, alimentée par tous les scénarios catastrophes qu’on peut imaginer, il y a eu ce terrible constat : leur « non » n’avait aucune valeur. On leur a toujours appris que si elles devaient se retrouver dans une situation qui ne les met pas mal à l’aise, il leur fallait l’exprimer clairement, demander qu’on les laisse tranquilles, dire non fermement, et là, elles ont appliqué la leçon à la lettre, encore et encore, en pleurant, avec une attitude qui manifestait clairement l’absence totale et absolue de consentement, et ça n’a pas fonctionné. Ça ne les as pas éloignés. Pire encore, ils se sont rapprochés. Ils ont insisté.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 79-80

20.3.24

La nuit ne nous appartient pas  


On nous refuse des libertés et des droits fondamentaux, on n’a pas le droit aux mêmes privilèges, et en plus on s’étonne quand on s’en offusque et on nous accuse d’être naïves et d’ignorer la nature humaine.


Par contre, quand nous mettons le mot « privilège » dans nos discours pour parler de déséquilibre, ça ne va pas non plus. Manquerait plus qu’on admette qu’un des deux camps s’en tire mieux que l’autre ! La femme est le sexe faible, elle est inférieure, mais attention, si elle dénonce son statut, on ne manquera pas de lui rappeler qu’elle exagère, qu’elle se victimise, qu’elle déteste les hommes et qu’elle fait des caprices. Non, tu ne pourras pas jouir des mêmes privilèges que moi, et non, tu n’auras pas le droit de t’en plaindre non plus. Tu resteras docile et humble, tu regarderas tes pieds et tu diras merci pour le droit de vote et pour ton chéquier, et en plus eh, ça pourrait être pire, tu pourrais vivre en Arabie saoudite alors viens pas chialer ! Et de toute façon, pourquoi tu veux marcher dehors la nuit ? Ça te sert à quoi ? T’en as besoin, vraiment ? Non, bah alors fais pas chier, c’est fou ça, on vous donne la main vous voulez le bras, on peut jamais gagner avec vous ! 



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 65

18.3.24

La rue est à eux


Mais okay, d’accord, si vous ne voulez pas céder de terrain, pas abandonner votre statut d’animal, je ne vous forcerai pas. Dans ce cas, mettons-nous simplement sur un pied d’égalité. Vous voulez être des bêtes sauvages, ressembler aux lions et aux gorilles ? Très bien, mais dans ce cas, laissez-nous en faire autant. Si nous ne sommes que des animaux, si nous n’avons que des réflexes très naturels, si la violence et l’attaque sont dans nos gênes, alors nous imiterons nous aussi les femelles du règne animal.


A nous les décapitations et le cannibalisme post-coïtal, à nous la chasse, la prise en main, à nous la quête de fécondation et le rejet du mâle une fois son office accompli - et quelques secondes, pas plus, ensuite oust, du balai. Vous voulez être lion ? Je serai veuve noire, mante religieuse, lionne endurcie. N’oubliez pas non plus qui déboule quelques années après l’éjaculation pour prendre la place du patriarche. Nous irons arpenter la savane et nous reviendrons avec nos fils et nos filles pour qu’ils vous terrassent, nous élèverons ceux et celles qui causeront votre perte et mettrons fin à votre règne. C’est à nous que revient cette tâche, après tout, nous sommes les mères, celles qui élèvent, qui nourrissent, qui inculquent les valeurs importantes et les bonnes manières. C’est pas ce que vous réclamez depuis toujours ? Et puisque cette responsabilité est entre nos mains, c’est à nous aussi de décider ce qu’on transmet.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 61-62

20.2.24

Marie Losier, Elina et les paillettes, 2018

En libre-service dans la rue


Je me bats sans arrêt entre le besoin d’être bonne, d’être belle, d’être séduisante, et la hantise d’être perçue comme telle par les autres, les gens dans la rue, les hommes qui hantent les trottoirs jour et nuit, sans jamais trouver le repos. Ils traînent leurs chaînes autour de moi et hululent et pullulent du soir au matin, du matin au soir, sans cesse la même rengaine, coincés dans une boucle éternelle, et personne ne parvient à briser le sortilège. Je veux aimer mon corps, m’y sentir bien, mais plus je suis digne, plus je suis fière, plus je les titille et ils ressentent l’envie de me remettre à la place à laquelle ils estiment que je devrais être. Je dois être matée, dans les deux sens du terme. Et je rejette l’un aussi violemment que l’autre. Ne me regardez pas, sauf si c’est pour me craindre, m’admirer respectueusement, ou vous prosterner sur mon chemin. C’est pourtant pas compliqué.


Ça bien fait longtemps que, quand on est pas dans le camp des dominants de naissance, on vit comme en pleine pandémie. Ça bien longtemps qu’on observe le couvre-feu, qu’on évite certains lieux, qu’on fait attention à ce qu’on porte, à ce qu’on touche, à qui on frôle dans le métro. Et même sous mon masque, même sous mon écharpe, même emmitouflée dans mon manteau, on m’arrête encore pour me demander « Comment je fais si je veux voir ton sourire ? » et j’ai envie de détruire, d’éventrer, de tout brûler. A la place je serre la mâchoire, je réponds « Va te jeter dans le canal, connard ! » et je trace ma route en priant pour ne pas avoir déclenché son mode agresseur et me prendre une patate dans la tempe. 


Comment apprécier pleinement le moment présent quand il est en permanence interrompu par des regards, des remarques, des intrusions dans mon espace personnel ? Je sors le sourire aux lèvres, je m’émerveille devant les corneilles, les rayons du soleil, les petits messages laissés sur les murs de la ville, et immanquablement je bute, je trébuche, j’entre en collision avec le regard dégoulinant d’un conquérant à la bite molle qui le démange.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 55-57

10.2.24

 « La moitié du monde » - Coline Serreau


Nous ne sommes pas une minorité sympathique comme les Juif·ve·s, les homosexuel·le·s, ou bien en France, les Arabes et les Noir·e·s. Nous sommes plus de la moitié du monde. Nous sommes celles qui fabriquons dans nos entrailles les biens les plus précieux du monde : les enfants, la jeunesse, l’avenir de l’humanité. Et nos corps ne fabriquent pas que de la viande, ils fabriquent des cerveaux, de la chaire pensante et vivante. 


Et pourtant, tous les jours sur cette planète, on nous disqualifie, on nous considère inférieures, on nous colle sous un plafond de verre, on nous sous-paye, on nous exploite gratuitement à la maison, on nous insulte, on nous humilie, on nous utilise, on nous vend, on nous séquestre, on nous bat, on nous mutile, on nous torture, on nous viole, pour finalement, un jour sur deux nous assassiner. Tous les jours, nous subissons la complicité passive des institutions judiciaires et policières, avec les tortionnaires, même si cela change un peu - si peu.


Si ce traitement était infligé, ne serait-ce qu’une semaine, à l’une des minorités sympathiques citées plus haut, la France serait à feu et à sang, debout dans la rue, à hurler son indignation - et elle aurait raison. Mais pour les femmes, pas d’indignation, rien. Ça ne vaut même pas une manif. Quand c’est un homme, c’est un crime ; quand c’est une femme, c’est la tradition. Et elles subissent cela depuis la nuit des temps.



On a persuadé les femmes qu’elles étaient illégitimes à peu près partout en dehors de la sphère familiale, et souvent elles l’ont cru. Par exemple, si elles doivent parler en public, les femmes commencent presque toujours par s’excuser d’être là. C’est le syndrome de l’imposteur. Mais non seulement, nous ne sommes pas des imposteuses, mais nous sommes les plus compétentes pour diriger les affaires du monde. 


Nous savons anticiper et organiser. Nous pouvons faire trois, quatre, dix choses en même temps. Nous sommes multi-tâches. Nous savons étudier, penser, analyser, tout en voyant clairement les problèmes concrets. Nous sommes rapides. Nous savons négocier. Notre rôle dans la famille nous a appris à faire tout ça, et c’est devenu notre culture, mais aussi notre compétence. Une adaptabilité et réactivité hors pair aux crises, et une éthique pour la collectivité. Le bonheur de notre enfant nous importe autant ou plus que le notre. Entre la banque et la santé, nous choisirons toujours ce qui sera bon pour nos enfants, pour l’humanité.


source


Harry Potter and the Half-Blood Prince, 2009

1.2.24