20.2.24

En libre-service dans la rue


Je me bats sans arrêt entre le besoin d’être bonne, d’être belle, d’être séduisante, et la hantise d’être perçue comme telle par les autres, les gens dans la rue, les hommes qui hantent les trottoirs jour et nuit, sans jamais trouver le repos. Ils traînent leurs chaînes autour de moi et hululent et pullulent du soir au matin, du matin au soir, sans cesse la même rengaine, coincés dans une boucle éternelle, et personne ne parvient à briser le sortilège. Je veux aimer mon corps, m’y sentir bien, mais plus je suis digne, plus je suis fière, plus je les titille et ils ressentent l’envie de me remettre à la place à laquelle ils estiment que je devrais être. Je dois être matée, dans les deux sens du terme. Et je rejette l’un aussi violemment que l’autre. Ne me regardez pas, sauf si c’est pour me craindre, m’admirer respectueusement, ou vous prosterner sur mon chemin. C’est pourtant pas compliqué.


Ça bien fait longtemps que, quand on est pas dans le camp des dominants de naissance, on vit comme en pleine pandémie. Ça bien longtemps qu’on observe le couvre-feu, qu’on évite certains lieux, qu’on fait attention à ce qu’on porte, à ce qu’on touche, à qui on frôle dans le métro. Et même sous mon masque, même sous mon écharpe, même emmitouflée dans mon manteau, on m’arrête encore pour me demander « Comment je fais si je veux voir ton sourire ? » et j’ai envie de détruire, d’éventrer, de tout brûler. A la place je serre la mâchoire, je réponds « Va te jeter dans le canal, connard ! » et je trace ma route en priant pour ne pas avoir déclenché son mode agresseur et me prendre une patate dans la tempe. 


Comment apprécier pleinement le moment présent quand il est en permanence interrompu par des regards, des remarques, des intrusions dans mon espace personnel ? Je sors le sourire aux lèvres, je m’émerveille devant les corneilles, les rayons du soleil, les petits messages laissés sur les murs de la ville, et immanquablement je bute, je trébuche, j’entre en collision avec le regard dégoulinant d’un conquérant à la bite molle qui le démange.



Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 55-57