20.11.23

Pourquoi la colère


Les raisons d’être en colère ne manquent pas, c’est l’énergie de l’exprimer qui nous fait défaut en ce moment. Et c’est là que cette émotion prend toute sa dimension la plus perverse et la plus vicieuse : puisqu’on ne peut pas la jeter aux visages de ceux qui la provoquent, on la retourne contre nous, on la brasse dans nos tripes, on la laisse macérer jusqu’à ce qu’elle nous ronge les entrailles et les os, et on se consume, petit à petit. Le moindre souffle peut faire partir les flammes et nous cramer un gros morceau d’un coup, mais au quotidien ça mijote, à petit feu, tranquillement. Et on avance mâchoires serrées, épaules remontées, cou tendu, en essayant de faire le moins de vagues possible pour ne pas éclabousser ceux qui n’y sont pour rien, ou du moins pas pour grand-chose.


Et surtout, quand on essaye d’exprimer cette colère, on fait attention d’y mettre les formes. On choisit bien ses mots, pour la rendre inoffensive, intellectuelle, articulée. Pour minimiser ses proportions et son impact, on s’excuse platement avant de dire « Mais tu comprends, parfois, eh bien ça m’agace un petit peu », quand on aimerait dire : « Ferme bien ta gueule et écoute-moi : j’ai envie de tout cramer, de tout détruire, de hurler jusqu’à faire exploser tes tympans et me repaître du sang qui coulera de tes oreilles. » Mais c’est pas féminin. C’est pas classe. C’est pas constructif. Et puis ça donne des munitions à l’ennemi, on se tire une balle dans le pied en osant exprimer cette émotion qui ne nous appartient pas et à laquelle on nous refuse l’accès depuis toujours : parce que nous sommes hystériques, instables, régies par nos émotions… Du coup, on leur donne raison. 

Parce que de toute façon, les femmes ont toujours tort.


Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 27-28