26.5.24
25.5.24
La colère s’apprend aussi dans les amitiés entre filles. J’ai rarement vu plus féroce que l’amitié qui unit les petites filles et les adolescentes - ça oscille constamment entre haine et passion, et il n’y a pas de juste milieu. On nous met les unes avec les autres en nous expliquant que c’est notre tribu, notre meute, que c’est entre filles qu’on peut s’épanouir, puis on nous rappelle régulièrement qu’on sera toujours en compétition et qu’il ne peut y avoir qu’une seule gagnante dans chaque catégorie - la plus belle, la plus intelligente, la plus drôle, la plus performante -, et on nous laisse gérer les élections. J’ai grandi en écoutant les hommes ironiser à propos des relations entre filles et femmes, ressassant sans cesse le même refrain - « ça se chamaille sans arrêt, y a toujours du drame alors qu’entre potes mecs on passe à autre chose et on se tire pas dans les pattes » -, sans jamais, JAMAIS, se demander ce qui nous pousse à agir de la sorte.
Comme si on naissait prédisposées à se battre entre nous, comme si cette rivalité était innée et instinctive et que personne ne nous y avait jamais poussées. Comme si ce n’était pas cultivé méticuleusement jour après jour depuis notre plus jeune âge, comme si ça ne leur rendait pas un immense service qu’on s’entretue au lieu de se concentrer sur notre ennemi commun, le vrai : eux.
(...) Grandir en tant que fille, c’est laisser des hommes nous faire des saloperies plus ou moins poussées, plus ou moins traumatisantes, pendant des années, sans jamais pouvoir l’ouvrir. Sans jamais se rebeller. En culpabilisant de se sentir mal, en se trouvant anormale de trouver ça anormal. C’est parfois tenter une petite question, et se faire rabattre le caquet par des gens qui nous assurent que c’est comme ça que ça marche, et que si on est pas contentes, c’est tant pis pour nous. C’est encaisser jour après jour, année après année, des micro-agressions, des injonctions, des paradoxes qui rendent cinglées à force d’être retournés dans tous les sens, sans jamais rien dire. C’est s’efforcer, quand on réfléchit à tout ça seule, de trouver le courage, le moyen, la technique pour ne plus en souffrir, pour souffrir mieux, en silence, pour que ça se voit le moins possible. Pour ne pas faire peser le poids de nos manquements sur les autres, pour qu’ils ne se sentent pas coupables quand ils nous heurtent. C’est se rendre compte, au fil des années, qu’il y a vraiment un truc qui pue dans tout ça, et qu’on avait peut-être raison de trouver ça étrange, au final. Et c’est sentir cette rage monter, cuire à feu doux pendant des années, jusqu’au trop-plein, jusqu’à l’éruption, jusqu’à la crue.
Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 147-151
Allez-y, citez-moi cinq victimes célèbres de violences sexistes dont les carrières ont décollé grâce à ça, qui ont gagné des millions et qui vivent aujourd’hui des vies extraordinaires grâce à la dénonciation de leur agresseur. Et quand vous aurez trouvé, citez-moi ensuite cinq hommes accusés de violences dont les carrières ont été véritablement rasées, atomisées, et qui vivent aujourd’hui dans la misère et l’anonymat. Pendant que vous cherchez, je me ferai une joie de vous faire une liste de noms de femmes qui ont été menacées et/ou harcelées après avoir osé ouvrir leur gueule, ça nous fera passer le temps.
Malgré ça, malgré le nombre aberrant de témoignages concernant des personnes célèbres ou non, on ne croit toujours pas les victimes. On remet toujours leur parole en doute. On cherche toujours leur part de culpabilité dans l’affaire. On parle alors - ironie suprême - de « chasse aux sorcières ». C’est comme ça qu’on qualifie les échos de #MeToo, en France. On utilise un évènement qui a été utilisé afin de décimer des femmes en masse sous des prétextes inventés de toutes pièces par des fanatiques - où là encore la parole des femmes étaient forcément viciée et n’avait aucune valeur - pour parler de femmes qui osent l’ouvrir pour dénoncer leurs agresseurs. Et régulièrement, on nous ressort la bonne vieille image de la femme manipulatrice et vénale, qui se frotte les mains à l’idée de lancer cette accusation odieuse et de saloper la réputation d’un homme bon et droit - et ok, peut-être vaguement charmeur, mais il n’a jamais forcé personne, enfin !
Il n’y a que pour ce type de violence que la réaction principale est le doute et la remise en question. Si demain je raconte que j’ai été cambriolée, rackettée, qu’on a volé ma voiture ou que mon chien a été volé devant un supermarché, on ne doutera pas, ou bien moins, de ma parole. Si en revanche je dis que j’ai été touchée par un homme sans que j’y consente, la vapeur va rapidement s’inverser. J’en ai déjà fait les frais personnellement, plusieurs fois, et j’ai vu un nombre indécent de femmes faire face aux mêmes murs d’incrédulité.
Pourtant, toutes les femmes que je connais ont au moins une anecdote, un trauma lié de près ou de loin à une histoire mêlant sexualité, homme et consentement. Et jusqu’à preuve du contraire, ces femmes n’ont pas toutes été agressées par le même homme qui rôde depuis des années en essayant d’atteindre toutes les femmes du pays. Alors d’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Comment peuvent-ils être autre chose que vos fils, vos potes, vos cousins, vos boss, vos personnalités préférées ?
Vénère. Être une femme en colère dans un monde d’hommes, Taous Merakchi, 2022, p. 123-125